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histoire spirituelle de Dante est indiquée par fragmens dans ses productions antérieures. Ici, la peinture est complète. L’amour, la science, la politique, la religion, ont occupé tour à tour cette souveraine intelligence. Les ravissemens de l’amour illuminent la Vie nouvelle, la science remplit le Convito, la politique est le sujet du De Monarchia, et la religion, mêlée à toutes ces choses, les éclaire de ses rayons. Dans la Divine Comédie, religion, politique, philosophie, amour, sont réunis dans une synthèse harmonieuse. Ce travail qui s’est fait instinctivement dans son âme, Dante n’en avait pas le secret ; c’était à la critique de le mettre en lumière, et MM. Witte et Wegele ont rempli cette tâche avec une précision magistrale. Le poème d’Alighieri, dans son inspiration première, est donc à la fois le tableau des différentes phases qu’a traversées son génie, et le jugement de la chrétienté tout entière, au nom de cet ordre providentiel construit par sa pensée.

Deux grandes figures remplissent la Divine Comédie. À travers ce peuple innombrable que Dante anime de son souffle, au milieu de ces damnés gigantesques, au milieu de ces doux pénitens qui marchent vers le ciel, et de ces mystiques élus qui nagent dans la lumière incréée, Virgile et Béatrice dominent l’immense tableau. Qu’est-ce que Virgile ? et qu’est-ce que Béatrice ? Tous les commentateurs avant le XIXe siècle répondaient assez vaguement : Virgile est la raison humaine, Béatrice est la théologie, Regardons-y de plus près : ces formules banales contenaient un sens précis, et la critique moderne l’a retrouvé.

Virgile apparaît le premier, envoyé par Béatrice. À moitié du chemin de la vie, l’année même où le grand jubilé rassemble à Rome des milliers de pèlerins, l’année où un siècle nouveau commence, date propice au symbolique pèlerinage, le poète s’est égaré dans une forêt sinistre. Il arrive au pied d’une montagne dont la cime est illuminée par le soleil ; il va gravir la pente, heureux de fuir ce lieu désolé, quand tout à coup une panthère agile, souple, tachetée, puis un lion terrible et bientôt une louve famélique aux flancs maigres et haletans, lui barrent la route et le font reculer vers les lieux-bas. Alors un homme, un sauveur apparaît : c’est Virgile. Pour sauver Dante, le poète de Mantoue va le conduire vers les royaumes éternels. Cette panthère, ce lion, cette louve, ce sont la luxure, l’orgueil et la cupidité, les trois fléaux du cœur de l’homme, qui ont entraîné Dante hors de la voie du bien ; ce sont aussi les plaies de la chrétienté corrompue[1]. Dante se peint lui-même en nous peignant

  1. À cette explication morale universellement admise depuis les premiers commentateurs, un écrivain italien, le comte Giovanni Marchetti, a essayé de substituer une explication historique. La panthère serait la démocratie florentine, cette démocratie terrible, mais mobile, capricieuse, et que Dante ne désespère pas de plier à ses desseins ; le lion serait Charles de Valois, appelé en Italie par le pape Boniface VIII, et la louve affamée l’église romaine. C’est en 1819 que le comte Marchetti a proposé ce système, et pendant une vingtaine d’années son opinion a fait fortune. Rossetti, dans son commentaire (1822), la reproduisit avec éclat ; Fauriel, en 1833, la développait encore d’une manière ingénieuse à la Faculté des Lettres de Paris. Il semble même, à lire les leçons imprimées, que Fauriel présente cette interprétation comme une conjecture qui lui appartient ; mais il faut se rappeler que ces leçons ont été publiées après la mort de l’ingénieux érudit : il y manque évidemment, sur ce point et sur bien d’autres, des explications qu’il n’aurait pas omises. Le système du comte Marchetti, développé par Rossetti et Fauriel, avait surtout réussi auprès des savans de la péninsule ; combattu cependant par M. Charles Witte en Allemagne, par MM. Parenti et Pianciani en Italie, il fut peu à peu abandonné. La plupart des récens commentateurs à Florence et à Rome, MM. Ponta, Giuliani, Picchioni, Bianchi, Torricelli, se sont rangés à l’avis de M. Charles Witte.