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je suis épris de Vera Nikolaïevna, c’est une erreur. Il est vrai que nous nous voyons souvent, et qu’elle me plaît infiniment ;… mais à qui donc ne plairait-elle pas ? Je voudrais bien te voir à ma place. Quelle admirable personne ! Elle réunit à la fois une étonnante perspicacité et l’innocence d’un enfant, un merveilleux bon sens et l’instinct du beau idéal ; possédée de l’amour de la vérité et de tout ce qui est grand en soi, elle veut tout connaître, les vices comme les ridicules, et pourtant ces penchans divers n’altèrent en rien le charme de son angélique nature… Mais laissons cela. Nous avons beaucoup lu, beaucoup causé ensemble depuis un mois. Les lectures me font éprouver des jouissances que je ne connaissais pas encore. Il me semble vraiment que je voyage dans de nouvelles régions. Rien, il est vrai, ne l’exalte ; tout ce qui est manifestation bruyante qui est étranger ; elle s’illumine doucement lorsque dans nos lectures quelque passage la touche, et sa figure exprime alors une élévation de sentimens, une bonté,… la bonté même. Vera n’a jamais connu le mensonge ; depuis sa plus tendre enfance, elle est habituée à la vérité, et il en résulte que dans la poésie la vérité seule lui semble vraiment belle ; elle la découvre immédiatement, comme on découvre une physionomie de sa connaissance, et c’est là une qualité précieuse, un bonheur inappréciable ! L’éducation que lui adonnée sa mère mérite sous ce rapport les plus grands éloges. Combien de fois ne me suis-je point dit en voyant Vera : — Oui, Goethe ne s’est point trompé, les natures vraiment bonnes reconnaissent toujours le droit chemin, quelle que soit l’incertitude de leurs efforts ! — Une seule chose me contrarie : son mari se met toujours de la partie ; mais je t’en supplie, pas de ricanemens ; ne flétris point, même par le plus léger soupçon, notre sainte amitié ! Il n’est guère plus capable de comprendre la poésie que je ne le suis, moi, de jouer de la flûte, et pourtant il tient à ne point rester en arrière de sa femme ; il veut aussi s’éclairer. Au reste il arrive parfois à Vera de me pousser à bout ; souvent elle ne veut plus entendre parler de lecture, et cela sans aucun motif ; elle se refuse même parfois à toute espèce de conversation, et s’acharne à broder, à s’occuper de Natacha, à parler cuisine avec la sommelière, ou bien encore elle reste là les bras croisés à regarder par la fenêtre… J’ai remarqué que lorsqu’elle est sous l’empire d’une de ces lubies, il ne faut point essayer de l’y arracher ; elle revient d’elle-même à nos causeries habituelles et à nos livres. Cela dénote une certaine opiniâtreté, et je ne le trouve point mauvais. Te rappelles-tu combien de fois il nous est arrivé dans notre jeunesse d’entendre une jeune innocente débiter des discours que nous trouvions enchanteurs jusqu’au moment où nous nous apercevions qu’elle n’était en fin de compte que notre propre écho ? Il