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M. DE BALZAC
ÉTUDE MORALE ET LITTÉRAIRE

Le roman a été une des puissances de notre époque. Durant vingt années, il a régné et régné en despote dans notre littérature ; mais il lui est arrivé ce qui arrive à toutes les puissances qui outrepassent leurs limites et méconnaissent leurs lois naturelles : l’abus a engendré la réaction, la décadence a suivi de près le triomphe. Non pas que les destinées du roman aient été en cela sérieusement compromises : le roman est une forme littéraire trop heureuse, trop féconde, trop bien appropriée au génie moderne, pour que rien, pas même les plus fâcheux excès, puisse compromettre sa fortune. Vienne seulement un souffle nouveau, une inspiration plus saine, et la faveur publique, un instant distraite ou fatiguée, ne lui fera pas défaut. Il faut pourtant reconnaître, — et Dieu en soit loué ! — que tout un genre détestable, le roman philosophique et humanitaire, le roman violent et brutal, l’un tout gonflé de rêves et d’utopies, l’autre nourri de crimes et saturé d’horreurs de toute sorte, il faut reconnaître que ce genre faux et monstrueux a passé de mode et qu’il est aujourd’hui frappé d’un universel et profond discrédit. Regardez plutôt où en sont ceux de nos romanciers, je dis les plus illustres, qui, sourds aux avertissemens de l’opinion, s’attardent obstinément dans cette voie : ils y trouvent le plus rude des châtimens, l’indifférence publique, et y usent les derniers restes d’un talent qui s’éteint et d’une popularité qui s’en va.

Diverses causes ont amené ce résultat. D’une part, chez les écrivains, l’abus d’une production hâtive et forcée a frappé de stérilité