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fer c’est précisément le caractère inachevé de ses œuvres, la physionomie souvent énigmatique de ses personnages. Inhabiles à comprendre ce qui est du domaine de la peinture, ils aiment à deviner le sens d’une figure autour de laquelle flottent confusément les souvenirs d’une légende.

La chapelle de la Vierge est échue à M. Couture. Est-ce là un choix heureux? La question est résolue pour ceux qui estiment à leur juste valeur les Romains de la Décadence. A quoi se réduit en effet le mérite de ce tableau, qui ne devait pas renouveler, mais fonder l’école française? L’engouement de la foule pour cette composition incohérente et vulgaire était si vif, si verbeux, qu’on s’exposait aux invectives en essayant de le combattre. Aujourd’hui l’admiration est devenue presque tolérante; on peut dire ce qu’on pense de M. Couture sans se voir traité de blasphémateur. Il est permis de ranger l’auteur de l’Orgie romaine parmi les peintres qui suppriment dans leurs travaux l’intervention de la pensée. Parler aux yeux sans jamais s’inquiéter de l’intelligence, c’est là tout le secret de M. Couture. Comme les spectateurs sont plus nombreux que les penseurs, le succès de l’Orgie romaine ne doit pas nous surprendre. M. Couture ne montre pas un grand discernement dans le choix de ses modèles, mais il ne manque pas d’adresse dans l’exécution d’un morceau, et pour le plus grand nombre c’est un mérite suffisant. Chez les Romains de la décadence, la cruauté se mêlait à la débauche. Le sang répandu dans la salle du festin donnait au vin une saveur plus enivrante, aux courtisanes plus de charme et de puissance. C’est une vérité familière à tous ceux qui ont étudié la société romaine dans Juvénal et dans Suétone. M. Couture s’est bien gardé ce mêler la débauche à la cruauté. C’eût été, à son avis du moins, une dépense très inutile d’intelligence. S’élever jusqu’à une telle pensée, à quoi bon? Est-ce que l’ivresse et la débauche ne sont pas sûres d’attirer les regards des oisifs qui cherchent dans la peinture une distraction? Le sang versé au milieu de l’orgie les étonnerait sans les distraire. Il est donc plus sage d’omettre la cruauté. Le calcul n’était pas maladroit, et pendant quelques mois le succès lui a donné raison. En regardant les Romains de la Décadence, personne n’était forcé d’interroger ses souvenirs. La composition était d’autant plus claire, d’autant plus facile à comprendre, qu’elle n’exigeait pas la connaissance de l’histoire. A la bonne heure, voilà ce qui s’appelle se plier au goût de la foule. On rencontre encore aujourd’hui quelques panégyristes sincères ou complaisans pour qui M. Couture est le plus habile homme de France; mais le bon sens commence à prendre le dessus, et parmi les spectateurs mêmes qui ne connaissent ni Juvénal ni Suétone, on ne parle pas toujours de l’Orgie romaine comme d’une œuvre accomplie.