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nouveaux, veut créer des caractères de toute pièce et imagine des sentimens exceptionnels, celui-là n’a produit que des œuvres fausses et bizarres. Là est, si j’ose dire, la clé de M. de Balzac, et le mot de la singulière énigme qu’offre son talent, talent à double face, lumineux d’un côté, obscur de l’autre, étrangement mêlé de vrai et de faux, de bien et de mal ; tantôt profond, gracieux, délicat et touchant, tantôt grossier et licencieux, ou affecté et déplaisant. M. de Balzac est un peintre de talent, c’est un moraliste faux et dangereux. Se borne-t-il à observer, à copier la nature, il est supérieur ; veut-il l’idéaliser, raffiner les sentimens, faire de la métaphysique, il est détestable. C’est là une distinction qu’il ne faut pas oublier et qui trouvera encore une justification nouvelle dans ce qu’il nous reste à dire de M. de Balzac considéré comme peintre de caractères.


IV

Le titre de gloire sérieux, incontestable, de M. de Balzac, c’est la peinture de mœurs : là est son génie, là est son originalité. Peindre les orages, les flammes des grandes passions, tracer des scènes pathétiques, exciter vivement l’intérêt et l’émotion, telle n’est point la tâche qui lui appartient. Les passions qu’il excelle à peindre, ce sont les petites passions, celles dont est faite la vie vulgaire, nos passions de tous les jours, dans les nuances délicates et mobiles qu’elles revêtent, dans les mille complications où elles se croisent, dans les luttes sourdes qu’elles provoquent et qui sont comme le mouvement profond et insensible de la société. Les scènes qu’il sait admirablement retracer, ce sont les scènes piquantes ou monotones, comiques ou douloureuses, du salon, du boudoir, du foyer domestique ; ce sont ces petits drames intimes, mystérieux, qui se jouent silencieusement, chaque jour, dans toutes les conditions sociales, chez nous ou à côté de nous.

Dans cet ordre de faits et d’idées, M. de Balzac a un talent rare, éminent : on serait tenté de l’appeler du génie, si ce mot n’impliquait un certain ensemble et une certaine harmonie de facultés supérieures qui lui manquent, si en outre cette faculté particulière de l’auteur des Études de Mœurs avait autant d’étendue qu’elle a de pénétration, autant d’élévation qu’elle a de subtilité. Quoi qu’il en soit, personne peut-être avant lui n’avait porté dans la peinture de la vie privée et des mœurs bourgeoises des qualités aussi fortes et aussi variées, autant de vigueur, d’abondance, de finesse et parfois de profondeur. À sa fougue d’esprit, à sa pétulance d’imagination et d’humeur, M. de Balzac, chose singulière, joignait une faculté d’observation merveilleuse, et qui, servie par une immense mémoire,