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bonne fin, Robert de Nobilibus comprit que les préjugés religieux étaient les seuls sentimens vivaces des hommes de l’Inde, et il résolut de s’en faire une arme de propagande en se présentant aux yeux des populations comme un brahme réformateur chargé de la mission sacrée de rendre à la religion sa pureté primitive. Nuls travaux, nulles privations ne lui coûtèrent pour soutenir cette imposture, maintenue jusqu’à la dernière extrémité par ses successeurs. Couverts d’un vêtement couleur orange et d’une peau de tigre, un bâton à sept nœuds à la main, s’abstenant scrupuleusement de nourriture animale et de boissons fermentées, les jésuites de Madura adoptèrent ouvertement toutes les pratiques de la religion des brahmes, et conservèrent le secret de leur foi et de leur origine comme un secret de vie ou de mort d’où dépendait la fortune de la mission. Il serait bien hasardeux de croire sur parole les gens qui pratiquent la fraude religieuse sur une pareille échelle ; mais à la vue des ruines gigantesques de l’établissement de Madura, on peut, sans admettre tous les récits merveilleux des jésuites de l’Inde, regarder du moins comme incontestable l’importance des résultats qu’ils avaient en peu d’années su obtenir.

Les concessions honteuses faites aux préjugés religieux des natifs par les jésuites de l’Inde avaient été presque dès leur origine révélées à Rome, et, au commencement du XVIIIe siècle, le pape Clément XI envoya le cardinal de Tournon, patriarche d’Antioche, avec des pouvoirs ab latere, pour mettre un terme à de pareils scandales. Le délégué du saint-siège, après une enquête scrupuleuse, dénonça et condamna les pratiques des missionnaires jésuites ; il leur défendit, sous peine d’excommunication, de se conformer aux coutumes adoptées par les brahmes. Les jésuites indiens n’acceptèrent pas cette condamnation sans résistance ; des pères furent envoyés à Rome pour en appeler de la décision du cardinal de Tournon, mais leurs réclamations ne furent pas écoutées, et le saint père maintint le décret du cardinal de Tournon dans toute sa rigueur. Cet échec n’intimida point, il est vrai, les missionnaires de Madura, et les négociateurs, sans reculer devant une nouvelle imposture, annoncèrent, à leur retour dans l’Inde, qu’ils avaient obtenu du sacré collège l’autorisation de continuer des pratiques extérieures nécessaires à la conversion des infidèles. Les remontrances, les bulles du saint-siège restèrent sans effet : les pères de la mission indienne continuèrent à se présenter aux populations comme des brahmes de l’ordre le plus élevé, et, comme tels, à se conformer à toutes les pratiques nécessaires pour soutenir cette imposture. Le coup qui ruina l’œuvre de la compagnie de Jésus dans l’Inde ne devait point émaner du pouvoir spirituel de Rome ; la fortune de la mission de Madura