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siècle, les agens diplomatiques de la compagnie en mission dans ces contrées avaient reçu l’ordre de ne rien négliger pour obtenir des chefs indépendans qu’ils proscrivissent l’infanticide parmi les sujets de leurs domaines, et on peut dire que la question a été victorieusement et depuis longtemps résolue au point de vue des proclamations et des protocoles. Vieux déjà sont les traités dans lesquels presque tous les princes de l’Inde centrale et orientale sans exception se sont engagés à défendre dans leurs états le massacre des enfans nouveau-nés. Par malheur, les documens diplomatiques ne tranchent pas la question, et des difficultés insurmontables se sont opposées et s’opposent encore à l’exécution de la loi nouvelle. Dans bien des cas, les rajahs, intimidés, s’étaient rendus sans conviction aux instances des agens anglais, et, avec ce mépris de la foi jurée qui caractérise les Orientaux, pratiquaient dans le mystère du harem la coutume homicide qu’ils avaient proscrite par leurs ordonnances, ou bien encore des princes de bonne foi se trouvaient impuissans à contraindre des sujets indisciplinés à respecter leurs volontés et leurs lois. À ces obstacles il faut en joindre d’autres encore : la fragilité de la vie chez l’enfant nouveau-né, qui permet d’accomplir le crime sans résistance, sans complices, sans témoins. Disons de plus que, dans ces contrées, il est presque impossible d’obtenir des documens, statistiques sérieux, car la constitution de la famille en Orient, le mystère impénétrable dont la vie conjugale est entourée, rendent impossible de constater régulièrement les naissances et les grossesses. Il est, au reste, à remarquer que les relevés officiels de population, quelque incomplets qu’ils soient, accusent hautement et unanimement l’étendue du mal, et que tous les chiffres recueillis dans cette partie du domaine indien donnent une proportion d’enfans du sexe féminin de beaucoup inférieure à celle des enfans mâles : ici un tiers, là un quart ; dans certaines tribus, un quinzième et quelquefois moins.

Jusqu’ici nous avons eu à constater la résistance invincible que des pratiques inhumaines, héritage des superstitions des premiers âges, ont opposée aux tentatives civilisatrices du gouvernement Anglais. Des conquêtes glorieuses faites par la civilisation sur la barbarie ne manquent pas cependant à l’histoire de la domination Anglaise dans l’Inde, et en première ligne il faut citer l’abolition de la coutume du suttee ou suicide des veuves[1]. C’est à l’administration de lord William Bentinck que se rattache cette mesure, une des plus décisives prises par le gouvernement de la compagnie, la seule

  1. L’origine de cette terrible pratique se perd dans la nuit des temps, et un voyageur qui parcourut l’Inde à la fin du dernier siècle rapporte que les brahmes qui formulèrent la loi du suttee y furent poussés pour mettre un terme aux crimes des femmes indiennes qui, sur le plus futile motif, empoisonnaient leurs maris. « La loi du suttee fit cesser cette habitude fâcheuse, » remarque candidement le voyageur ; mais d’un excès l’on tomba dans l’autre, « car, ajoute-t-il, le suicide des veuves entra si avant dans les mœurs, que celles qui se refusaient a l’accomplir étaient réservées à une vie de misère et d’abjection. »