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s’éteindre bientôt dans ce corps sensuel s’était ranimée un peu. Strezza était de fort belle humeur, et Claresford trouvait le poids de son existence un peu moins pesant que de coutume. Le fait est qu’à tout homme dont le cœur n’eût pas été traversé par l’épée invisible d’une grande passion, la situation où il était eût semblé charmante. Il avait à quelques pas de lui le Bosphore même, qui baignait son jardin. Ses regards erraient sur les innombrables navires qui traversent cette voie lumineuse. Un soleil étincelant encore, mais rendu déjà clément par les approches du soir, prêtait à tous les objets de vives et suaves couleurs. Aïsha offrait aux deux amis des confitures qu’elle avait préparées de sa main. Malgré son éducation chrétienne, le plus positif de ses talens était, je crois bien, ce petit talent de sérail, dont je ne veux point médire du reste. Les confitures d’Aïsha étaient excellentes, et Strezza disait en les savourant :

— Avouez, mon cher Hugues, que ce monde est encore une assez agréable habitation. Si j’avais comme vous le bien suprême, la santé, rien ne me manquerait. Les dragons, les harpies, les chimères, tous les monstres de l’antiquité, me sembleraient moins fabuleux que les noires pensées dont votre esprit semble encore obsédé par instant.

— Ah ! répondit Claresford en soupirant, vous n’avez pas aimé, Strezza !…

— Qu’ai-je donc fait ? s’écria impétueusement le Valaque ; un regard de femme a plus d’action sur moi que le soleil sur la neige.

— Oui, un regard peut-être, mais le souvenir d’un regard ! Le bonheur et le tourment de certaines âmes, c’est l’amour sans mer sure et sans trêve, c’est l’amour de l’insaisissable et de l’invisible, de ce qui laisse pour unique trace une sorte de frisson charmant et douloureux dans notre cœur.

— Allons, reprit le Valaque avec un découragement souriant, voici l’ombre qui revient vous assaillir.

— Ah ! mon ami, s’écria Claresford, celle à qui j’aurais pu dire comme le poète arabe : « Si je t’oublie, que Dieu m’oublie, » celle-là s’est retirée de moi. Ne me la rappelez plus. Je veux adorer Aïsha. Cet amour-là, c’est la sagesse après tout, comme le roi Salomon l’a comprise.

Oui, c’est ainsi qu’il parlait, madame, quand tout à coup cette chose puissante, pleine de douceurs étranges et de troubles secrets, cette chose qui rend impossible, même aux extrémités du monde, le vrai repos, une lettre enfin lui fut remise ; il en reconnut l’écriture. Voici ce que lui annonçait Olympia :

Elle n’était pas en Italie, elle était en France, dans une chère maison, entre une rivière et des montagnes que je n’ai pas besoin de vous nommer. En cet asile, qui rappelait à Hugues tant de souvenirs,