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Les objections que l’on fit à cette mesure sont curieuses : « Ce corps était répandu partout… Si l’on mettait à part les fils des affranchis, on verrait quelle disette il l’avait de citoyens libres. » Voilà ce qu’était devenue la population romaine !

Nous avons une peinture satirique de l’existence de ces affranchis, de leur opulence, de leur luxe, extravagant, de leurs profusions ridicules, dans le festin de Trimalcion, raconté par Pétrone, ce Trimalcion qui se propose d’acheter la Sicile pour pouvoir aller en Afrique sans sortir de ses terres. L’orgueil de ces enrichis s’exprime avec toute son insolence dans le discours de l’un d’eux, invité à la table de Trimalcion. « Pourquoi donc, diras-tu, ai-je servi ? Parce qu’il m’a plu de me mettre en servitude. J’ai mieux aimé être habitant de Rome que tributaire ; mais j’espère vivre maintenant de manière à ne plus amuser personne. Je suis un homme parmi les hommes, et je marche la tête haute. Je ne dois un sou à qui que ce soit. J’ai acheté des terres ; j’ai des lingots dans mon coffre-fort ; je nourris vingt bouches par jour, sans compter mon chien. » On a voulu voir dans le personnage grotesque de Trimalcion une parodie de Claude ou de Néron : cette opinion me paraît insoutenable. Trimalcion a des prétentions au savoir, mais son ignorance est déplorable : il confond Médée et Cassandre, et parle de Dédale enfermant le corps de Niobé dans le cheval de Troie, de Diomède et Ganymède qui étaient frères, de leur sœur Hélène qui fut enlevée par Agamemnon, etc. Pétrone n’a pu prêter de pareilles méprises à Claude, qui était réellement très savant. Une grossière liberté qu’il donne à ses convives pourrait être une allusion à une burlesque loi sur le même objet, dont la pensée fut attribuée à Claude. Quant à Néron, il est impossible que Pétrone ait pensé au jeune empereur en peignant le vieux débauché. Ce que représente véritablement Trimalcion, c’est un affranchi qui a fait fortune, et qui conserve, au milieu de son opulence fastueuse, la vulgarité de langage et d’habitudes d’un esclave parvenu à la liberté.

Claude avait voulu effacer Caligula, Néron aspire à le renouveler. Caligula est son modèle, il se plaît à imiter ses prodigalités. « Il admirait son oncle Caïus, dit Suétone, surtout pour avoir en peu de temps dissipé les richesses accumulées par Tibère. » Néron admirait aussi et enviait sans doute la gloire que Caligula s’était acquise dans les jeux publics. Les palmes du cocher impérial l’empêchaient de dormir ; il voulut les cueillir à son tour, et y joindre celles de l’histrion. On peut rapporter en effet presque tous les actes de son règne soit au cocher, soit au chanteur, au danseur ou au comédien. La scène des premiers est le cirque, la scène des seconds est le théâtre. La vie de Néron se passa dans ces deux lieux-là.