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des femmes, seule denrée que les habitans aient à leur disposition lorsqu’ils n’ont pu se défaire avantageusement de leur poisson ou de leurs noix de coco. Ce commerce est devenu nécessaire et légal par suite de l’établissement d’un système d’impôt régulier ; mais sous l’influence de ce triste régime la population continue à décroître. Tel est le résultat qu’a amené l’administration civilisée de M. Judd, ancien ministre de l’Évangile, si je ne me trompe, résultat contre lequel, il faut le dire à leur louange, les missionnaires catholiques ont plusieurs fois réclamé. Ainsi les finances de l’état reposent indirectement sur la prostitution, moyen à peu près unique d’acquitter l’impôt exigé par les nécessités d’un gouvernement civilisé.

Cette prétendue civilisation, dont on a fait tant de bruit dans ces dernières années, est donc, en beaucoup de cas, une chose factice, artificielle, tout extérieure, manteau décent, propre à cacher les misères de la réalité. Le peuple hawaïen connaît surtout les oppressions des sociétés civilisées. Si l’on peut accorder que les missions et les écoles ont fait quelque bien, il faudra reconnaître aussi que ces avantages sont plus que contrebalancés par cette prostitution périodique et devenue nécessaire. Les effets moraux de la prédication sont certes fort annulés par cette honteuse plaie. Mais si cette civilisation est apparente, où est la réalité dans les îles Sandwich ? La réalité, ce sont les intérêts anglais et les intrigues américaines, le jeu politique qui se déroule lentement et sans bruit dans ces îles lointaines, et devant lequel fond et disparaît la population. Hélas ! il n’y a guère d’intérêts hawaïens, et, des trois puissances protectrices des îles, il n’y a probablement que la France qui ait cru à cette demi-mystification. Il n’y a que des intérêts anglais et américains, et peu nous importe lesquels l’emporteront. Nous ne pouvons arrêter les progrès du mal et donner aux sujets du roi Kamehameha les moyens de croître et de multiplier, et par conséquent nous devons nous abstenir de protéger des intérêts qui ne sont pas, ceux que nous nous sommes engagés à défendre. De toute façon, il est à craindre que notre intervention, dans quelque circonstance qu’elle ait à agir, ne profite à d’autres peuples que le peuple hawaïen. C’est le fait que nous avons voulu mettre en lumière, et qui nous a engagé à nous arrêter un moment sur le spectacle de cette double société, — une société agonisante, une société naissante, — perdue au milieu de l’Océan. Nous ne pouvons en quelque sorte rien pour la société agonisante, la seule que nous ayons eu l’intention de défendre ; c’est aux politiques à voir s’il convient à la France d’aider de son influence l’un ou l’autre des deux partis qui divisent la société naissante.


EMILE MONTEGUT.