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C’est de nos jours que l’œuvre a été ainsi consommée : dès la fin du XVIIIe siècle, une bonne part du domaine spéculatif pouvait recevoir une systématisation positive ; c’est ce que sentirent fort bien les savans d’alors, qui, tout à fait au niveau de leur temps, réalisèrent, dans l’École polytechnique, cette systématisation pour le monde inorganique, sorte de grand tronçon qui, complet par le bas, attendait un prolongement par le haut. Peu après, la science des corps vivans y fut incorporée, ce qui annonçait à la fois la direction des tendances et l’approche d’une dernière et définitive découverte. En effet, un penseur contemporain, trouvant la filiation et par conséquent la loi de l’histoire, a, d’un même jet du raisonnement, trouvé le système qui, s’incorporant la philosophie de chaque science particulière, en fait la philosophie générale ou positive. J’ai toujours compté comme un des bonheurs de ma vie d’avoir eu, quoique je fusse à la fin de l’âge mûr, l’intelligence encore assez docile pour la comprendre et l’accueillir. Elle m’a procuré, sans briser en moi les racines de mon passé, elle m’a procuré, au déclin naturel d’une vie qui s’achève, ce qui n’est l’apanage que de la jeunesse, les horizons étendus, l’ardeur aux choses futures, en un mot ce que notre fabuliste nomme si bien le long espoir et les vastes pensées, l’espoir qui s’identifie avec les générations les plus lointaines, les pensées qui se plongent dans la mer du passé et de l’avenir.

Le livre de M. Renan sur le Système comparé des langues sémitiques est riche d’une érudition de bon aloi, et se range à côté de ces ouvrages qui à la fois fournissent des excitations et des matériaux à la pensée. L’histoire, au sens le plus élevé du mot, vit de l’érudition, comme la physique et la chimie vivent des observations et des expériences, et tout cet ensemble que la sagacité et la patience préparent, et que le génie développe et anime, finit par agir sur le niveau des esprits, des opinions et des mœurs, si bien qu’un mouvement déterminé vers une civilisation progressive se dessine dans la destinée du genre humain, comme un grand courant sur la mer ; car, il ne faut pas s’y méprendre, les sciences et la philosophie qui en émane n’agitent point les hautes questions seulement pour le plaisir d’intelligences d’élite, satisfaites de la curiosité et de la contemplation : elles les agitent aussi pour des œuvres sérieuses, pour de grandes luttes, pour de profondes révolutions, en un mot pour tout le perfectionnement humain, qui n’est qu’à ce prix. Rien ne peut leur ôter ce caractère social qui les vivifie et les consacre ; elles sécheraient dans leurs racines, si elles ne tenaient de toutes parts au service commun de l’humanité. Elles entrent inévitablement en conflit avec les conceptions religieuses et politiques qui les ont précédées, et dont au fond elles ne sont que l’examen graduel et la vérification générale.