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grandes vertus sont plus facilement séparables des mœurs générales, et même se présentent en face d’elles comme un contraste, un exemple ou une réprimande. En Angleterre, il n’en est pas ainsi ; il a fallu toute une civilisation particulière pour former des caractères tels que ceux que nous allons montrer, et on sent en eux, pour ainsi dire, l’abrégé de toute une nation. On sent aussi, en lisant ce livre, si admirable à tant d’égards, la véritable supériorité de l’Angleterre sur les nations du continent, — l’esprit moral. Chez nous, l’individu doit moins à la société qu’à son éducation ; ce qu’il est, il l’est en vertu de ses qualités propres et non en vertu de la société, qui d’ailleurs agit sur lui d’une manière plus malfaisante que bienfaisante, et le corrompt plus qu’elle ne l’éclaire. Il n’est soutenu par rien que par lui-même, il apprend vite qu’il ne doit demander à la société et qu’elle ne peut lui donner que des satisfactions d’intérêt et de plaisir. De là la double faiblesse de la société et de l’individu, qui ne sont unis que par des liens extérieurs et passagers, noués par une volonté d’un jour, dénoués par le caprice d’une minute. En Angleterre au contraire, l’individu n’est si fort que parce que la société est sur lui toute-puissante. Elle joue dans son éducation le rôle que les influences naturelles exercent dans l’éducation des plantes ; elle est la terre humide, pleine de sucs généreux, dans laquelle plongent les racines de l’arbre, la sève qui remonte du tronc aux rameaux, la pluie rafraîchissante qui fait éclater les bourgeons. Ses qualités, ses préjugés, ses vertus, ses vices, ses doctrines, ses sottises, la société anglaise fait peser indifféremment tout cela sur l’individu, comme la nature fait peser indifféremment sur les créatures sorties de son sein les orages qui les brisent, les maladies qui les détruisent, et les influences salubres qui entretiennent en elles la vie. Nous sommes, il faut l’avouer, plus dégagés des liens sociaux et de la tyrannie de nos semblables. Les sottises de ceux qui nous entourent n’ont pas la force de nous communiquer des maladies incurables ; nous prenons facilement notre parti des injustices sociales : si les préjugés que nous rencontrons nous blessent, nous passons notre chemin, et nous faisons semblant de ne pas les apercevoir. Nous ne mourons pas par le fait de la société, mais aussi nous ne vivons pas par elle. En Angleterre, on vit et on meurt par elle ; elle est un pouvoir, une tyrannie, bien plus, une famille indéfinie, un vaste home, et les affections, les amours, les séductions, les hypocrisies, les vices, les violences des millions d’hommes et de femmes qui composent cette immense famille, vous frappent, vous attirent ou vous blessent, comme s’il s’agissait de frères et, de sœurs qu’on aime par sympathie naturelle, ou dont on supporte les défauts par devoir.