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humains. Chez eux du moins, les vices sentent la nature qu’ils outragent, et les bonnes qualités sont une réalité et non une illusion.

La civilisation anglaise offre un phénomène absolument contraire. Les vertus anglaises ne sont pas en désaccord avec la nature, elles ne sortent pas d’une école, d’une maison d’éducation, d’un manuel de bienséances. Elles n’ont pas été raffinées jusqu’à perdre toute énergie. Jamais aucune de ces vertus si redoutables ne pourrait acquérir assez de douceur puérile, de mollesse et de lâcheté polie pour obtenir les bons points des cuistres, dont il semble que nos honnêtes gens français aient toujours été avides. Elles n’ont point cette apparence d’infirmité qui donne toujours envie de rapporter nos vertus à un état de maladie ; elles ne sont point pâles et n’ont pas l’air d’avoir jeûné. Non, elles portent les couleurs de la santé ; elles sont vivantes, robustes ou gracieuses ; elles ont une main pour se défendre, une bouche pour commander ou juger, un œil pour exprimer la défiance, l’amour ou le mépris. Elles n’ont pas permis aux vices d’avoir seuls le privilège de la puissance et de la séduction, d’être seuls poétiques, dramatiques, romanesques, que sais-je ? Dans l’âme anglaise telle que l’ont faite la race, l’éducation et surtout la religion, la candeur n’exclut pas l’énergie, et l’innocence n’exclut pas la passion. Les vertus anglaises nous semblent posséder un charme souverain, et ce charme tient à une seule cause : elles n’ont peur de rien. Elles savent, comme le Satan de Milton, que le véritable enfer est dans l’âme, et qu’elles n’ont à redouter aucun enfer extérieur. Ainsi préservées, elles passent au milieu du monde, à travers ses cloaques et ses jardins d’Armide, sans penser qu’elles peuvent être souillées ou séduites. Elles sont actives, résolues, et se mêlent à la vie pratique ; elles sont ardentes, curieuses, et se mêlent à la vie intellectuelle. Rien n’égale leur originalité ; elles sont souvent excentriques, mais toujours intéressantes. En se plaçant au simple point de vue du pittoresque, on peut dire qu’elles ont ce charme qui séduit souvent et attire même vers les âmes qui méritent le moins la sympathie, c’est-à-dire une belle tournure et une expressive physionomie.

C’est ce curieux spectacle d’une moralité pittoresque autant qu’élevée, d’une vertu originale et dramatique autant que sincère, que m’a procuré le livre de mistress Gaskell. Le plaisir que j’ai ressenti, je voudrais le faire partager au lecteur dans tous ses détails. Je voudrais le faire marcher pas à pas dans les mêmes sentiers et les mêmes solitudes que j’ai parcourus dans ce livre avec son héroïne. J’oserai le convier à cette excursion, et je n’en abrégerai aucune des étapes, persuadé d’avance qu’il y trouvera ce que j’y ai trouvé moi-même : intérêt, plaisir et instruction.