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mot. Elle est pleine de vigoureux préjugés anglais ; elle a des principes tories et conservateurs ; son protestantisme est strict, régulier, orthodoxe ; aucune des innovations religieuses du jour n’a mordu sur elle. Elle regarde également comme fous les partis extrêmes de la haute et de la basse église. Son héros favori est lord Wellington, qu’elle met tout net au-dessus de Napoléon. Son indépendance intellectuelle est vigoureuse plus qu’étendue, — moins vigoureuse cependant que son indépendance morale. C’est par l’indépendance morale, cet attribut de tout noble Anglais, qu’elle se relève ; c’est par là qu’elle trouve la force de combattre des préjugés que son intelligence admettrait peut-être, mais que son âme ne peut accepter. Ainsi Charlotte Brontë est Anglaise, exclusivement Anglaise, et quoique ses livres aient été accusés de socialisme et de démocratie, on ne retrouve pas en elle cet esprit tout nouveau qui distingue les écrivains anglais contemporains, la sensibilité maladive de Charles Dickens, la raillerie irrespectueuse de Thackeray, les tourmens d’esprit de Charles Kingsley, la résolution logique de miss Martineau, la large sympathie féminine de mistress Gaskell. Sa sympathie est limitée ; elle a plutôt des tourmens de conscience que des tourmens d’esprit ; son respect des choses établies est très grand, elle se distingue même par une certaine intolérance ; il reste en elle en un mot beaucoup de la vieille Angleterre.

Produit d’une civilisation spéciale, elle l’est encore de circonstances spéciales. Elle a été élevée au milieu de paysans chez lesquels subsistent de vieux restes de barbarie anglaise. Dès son enfance, miss Brontë a été entourée d’un peuple dur, brutal, plein de qualités loyales, dénué de qualités aimables. Elle a passé sa jeunesse dans un monde sans tendresse et dans la compagnie d’un père excentrique, morose et violent. La solitude a pesé sur elle pendant de longues années, et a rempli son cerveau de fiévreuses hallucinations. Dans ces interminables heures d’abandon, elle a fait des appels désespérés à son énergie, des appels ou des reproches désespérés à sa destinée. Les malheurs de famille sont venus fondre sur elle avec un acharnement tel qu’on aurait pu les croire l’œuvre d’un esprit malfaisant ou d’un invisible ennemi. Elle a été le jouet du sort et a bu jusqu’à la lie la coupe d’amertume. Les privations matérielles ont engendré les privations morales ; l’exiguïté de ses ressources a brisé les ailes de son esprit. Pour elle, pas de voyages, pas de fréquentation des grandes villes ou des personnes cultivées. Elle a été gouvernante, et elle a eu à subir les humiliations de la dépendance, les insolences de gens sans tact, les airs hautains de niaises bourgeoises. Elle est venue sur le continent, et elle y a vécu seule deux années, au milieu d’une population étrangère à ses goûts, à ses habitudes,