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de ce qu’il n’a jamais eu contre moi un mot de colère, » disait sa femme à son lit de mort. Envers ses paroissiens, il était généreux, et on pourrait même dire prodigue.

Il s’était marié de bonne heure et peu de temps après avoir reçu les ordres. Il exerça d’abord ses fonctions ecclésiastiques à Hartshead, dans le Yorkshire ; là il tomba amoureux d’une jeune personne qui était en visite chez un parent clergyman comme lui, miss Branwell, fille d’un marchand du pays de Cornouailles. M. Brontë était jeune, beau garçon, impétueux, d’une vivacité qui n’admettait pas de délais ; miss Branwell était douce, pieuse, obéissante : le mariage se fit donc sans grand retard. De ce mariage naquirent coup sur coup six enfans, cinq filles, Marie, Elisabeth, Charlotte, Emilie, Anne, et un garçon, Patrick Branwell[1]. L’aînée des filles avait six ans lorsque Anne naquit. La santé de mistress Brontë déclina rapidement, et elle mourut bientôt après l’arrivée de la famille à Haworth. Ainsi Charlotte et ses sœurs n’ont jamais connu leur mère ; les quelques souvenirs confus qu’elles en avaient gardés la leur représentaient malade dans une chambre silencieuse, et leur existence, solitaire de bonne heure, devint après la mort de leur mère plus solitaire encore.

Laissés à eux-mêmes, ces enfans contractèrent de bonne heure l’habitude de la réflexion. Leur intelligence, excitée et aiguisée par des lectures de toute sorte, se développa prématurément, et c’est en partie à cette croissance prématurée de l’âme qu’il faut attribuer leur sensibilité maladive et leur mort si prompte. M. Brontë, dans une lettre adressée à Mme Gaskell, raconte une anecdote qui peut donner une idée de leur précocité singulière ; l’aîné des enfans a dix ans, le plus jeune en a quatre.

« Je commençai par la plus jeune, Anne, et je lui demandai quelle était la chose dont un enfant avait le plus besoin ; elle répondit l’âge et l’expérience. Je demandai à la suivante, Emilie, ce que je devais faire avec son frère Branwel lorsqu’il n’était pas sage ; elle répondit : lui faire entendre raison, et s’il résiste à la raison le fouetter. Je demandai à Branwell quel était le meilleur moyen de connaître la différence qu’il y avait entre les intelligences de l’homme et de la femme ; il répondit : considérer la différence qui existe entre leur corps. Je demandai à Charlotte quel était le meilleur livre qu’il y eût au monde, elle répondit : la Bible. — Et le meilleur après celui-là ? — Le livre de la nature. — Je demandai à Elisabeth quelle était la meilleure éducation pour une femme ; elle répondit : celle qui peut lui faire gouverner le mieux sa maison. Enfin je demandai à l’aînée quel était le meilleur moyen de passer le temps, elle répondit : se préparer à une heureuse

  1. Souvent en Angleterre le nom de famille de la mère accompagne le nom de baptême des garçons.