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sœurs se cachant le visage de honte, — non pas tant parce que la carrière de leur frère est brisée, mais parce que toutes leurs illusions sur ce frère adoré ont disparu et qu’elles n’ont plus en lui qu’une image vivante du péché ; le père aveugle, douloureusement étonné, et dans un emportement à la fois tendre et violent, maudissant la malheureuse qui a corrompu son enfant et l’a entraîné au crime ; Branwell pleurant à chaudes larmes, et au milieu de son désespoir ne songeant encore qu’à sa passion. Mme Gaskell nous fait entrevoir toute cette scène. Il n’y en a pas de plus belle dans le Vicaire de Wakefield.

La vie de Branwell était brisée. Avec l’égoïsme de la passion, il ne songeait pas aux douleurs de ses sœurs et de son père ; il ne songeait qu’à lui, aux plaisirs qu’il avait perdus. Cependant il avait un espoir, coupable encore, il est vrai. Le mari était malade, il pouvait mourir. Sa maîtresse serait libre alors ; il l’épouserait. Il ne doutait pas qu’elle n’y consentît ; elle lui avait offert de fuir avec lui, elle n’avait cessé de lui écrire, elle lui avait prouvé son amour par d’autres témoignages encore. L’événement désiré arriva ; mais, par testament, le mourant avait légué toute sa fortune à sa femme, à la condition qu’elle ne renouerait jamais de relations avec Branwell. Pressentant qu’aussitôt qu’il apprendrait la mort de son mari, Branwell se mettrait en route pour la rejoindre, elle lui dépêcha en toute hâte un messager à Haworth. On envoya chercher Branwell au presbytère, et il resta enfermé environ une heure avec le messager. Lorsque ce dernier l’eut quitté, on entendit un grand bruit dans la chambre où avait eu lieu l’entrevue. C’était Branwell qui était en proie à des convulsions violentes. Sa maîtresse lui annonçait qu’elle l’abandonnait pour ne pas renoncer à sa fortune.

Ce fut le dernier coup. Patrick ne s’en releva pas. Il ne guérit sa passion que par la mort, et jusqu’à son dernier jour porta sur lui les lettres d’amour qu’il avait reçues. Il chercha des consolations dans l’alcool et l’opium. On avait défendu de lui vendre ce poison ; mais pour se le procurer, il échappait à toutes les surveillances et multipliait les ruses. Aussitôt qu’il pouvait, par un moyen quelconque, se procurer une guinée, il sortait furtivement et allait chercher l’oubli dans quelque taverne voisine… Il fut pris du delirium tremens, et comme il couchait dans la chambre de son père, il déclarait souvent, sous l’empire de l’hallucination, que l’un ou l’autre des deux serait mort le lendemain. Les filles suppliaient vainement leur père de ne pas rester dans la chambre du malade ; mais M. Brontë résistait. Alors les sœurs passaient la nuit, inquiètes, l’oreille au guet, et entendaient souvent le bruit sec d’un pistolet que l’on armait. Lorsque ces accès étaient passés, le lendemain Branwell s’accusait amèrement.