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— Si, mais je n’aime pas te voir partir un samedi soir. Je dis qu’il y a du danger à se mettre en route un samedi soir. »

« En cela, ma grand’mère n’avait pas tort : c’est malheureusement le samedi soir qu’il[1] fait des siennes, et qu’on entend mugir le Mohkolb ; c’est un samedi soir que la servante d’Elie l’aubergiste, qui avait regardé dans la glace, aperçut derrière elle deux yeux enflammés, et reçut d’une main invisible un soufflet qui la défigura ; c’est un samedi soir que le fils de Sara fut enveloppé dans un tourbillon de vent et faillit être emporté par les schedim[2], car il les entendit, sans les voir, sauter et crier autour de lui, et n’en fut délivré qu’en jetant au milieu du rond de poussière son bâton, qu’il releva taché de sang. Enfin ce qui effrayait surtout ma grand’mère, c’est que, pour aller de Bolwiller à Dornach, il fallait traverser un certain petit pré. Or sur ce petit pré il y avait des arbres ; au pied de ces arbres, du gazon ; sur ce gazon, par-ci par-là, de petits ronds où l’herbe ne poussait pas, et l’herbe n’y poussait pas, parce qu’elle était brûlée jusqu’à la racine, et elle était brûlée, parce qu’elle avait été foulée à certaines heures de la nuit. Ceux qui l’avaient foulée étaient les machschavim[3]. Mon grand-père n’était pas poltron. — Bah ! dit-il, il n’est pas d’heure dans la nuit où je n’aie voyagé, et je n’ai jamais été mangé par personne. Avant qu’il soit peu, je serai de retour, et puis, avec les cent sous que m’a donnés le gros Hertzel, j’irai acheter des pommes de terre chez notre voisine, qui les vend bien bon marché, chez la vieille Mey.

« C’était, comme je vous l’ai dit, en hiver. On était en février. Le froid était vif. La neige tombée depuis quelques jours s’était gelée contre terre et brillait au loin à la clarté de la lune. Il faisait bon marcher. Mon grand-père chemina pendant plus de cinq heures sans que rien, absolument rien retardât sa marche. « Encore trois quarts d’heure, se disait-il, et je serai arrivé. » En effet, il apercevait déjà le mur blanc qui entoure le petit pré. Au moment où il arrivait près d’un petit pont de pierre qui se trouve en face du mur blanc, onze heures et demie sonnaient à l’horloge de Dornach. Il s’arrêta tout à coup : il lui semblait avoir entendu un bruit étrange ; il se tourna, se retourna, et ne vit rien. Il croyait s’être trompé. Il avançait toujours, et arriva enfin au pied du mur blanc. Il s’arrêta de nouveau. Cette fois il ne s’était pas trompé : il avait surpris comme un mouvement de pieds foulant la terre, et son oreille avait été frappée par des cris sauvages et des éclats de rire. »

  1. Le diable. Les gens du peuple se gardent, surtout la nuit, de prononcer ce mot.
  2. Mot hébreu qui signifie démons.
  3. Mot hébreu signifiant sorciers.