oublié. Il se peut encore que dans huit jours nous soyons à terre, bien loin des périls de l’Océan !
— Ah ! la terre, la terre ! s’écria Gretchen ; quand ce ne serait qu’un rocher sans arbres, sans verdure ! À cette heure, il fait peut-être bien beau dans notre vallée ; les oiseaux chantent dans les arbres qui furent à nous…
Walther prit la main de sa fille, qui versait des larmes de regret et de frayeur. Il était lui-même occupé de trop de pensées pour oser prendre la parole.
— Oui, continua Max, il fait peut-être là-bas une radieuse journée d’automne. Ah ! comme je revois par les yeux de l’esprit tout ce pays aimé, déjà si loin de nous ! Quand on souffre ou que l’on est en proie à la crainte, n’est-il pas vrai ? on se rappelle avec une netteté prodigieuse tous les lieux où l’on a été heureux, et c’est alors aussi que reviennent au cœur les plus doux instants de la vie, ceux qui ont compté à travers tant de jours nuls et inutiles…
Tandis qu’il parlait ainsi, Gretchen fermait les yeux, comme pour mieux reporter sa pensée sur les scènes de calme et de parfaite quiétude qu’elle essayait de ressaisir. Quand elle les rouvrit, son visage se couvrit d’une pâleur singulière ; elle se leva, et allongeant la main vers l’arrière du navire : — Mon père ! s’écria-t-elle, qu’est-ce que cela ? Voyez donc…
Un petit navire, les voiles en lambeaux, les mâts brisés, passait comme l’éclair sur le dos des vagues, emporté par la bourrasque. Comme il longeait de près le Cérès, un cri de détresse s’éleva du pont de ce bâtiment inconnu, puis il retomba entre deux flots pour disparaître bientôt comme un fantôme.
— C’est un navire en péril, répondit Walther, et auquel il nous est impossible de porter secours. Il court à la grâce de Dieu, comme nous faisons nous-mêmes !
Cette rapide apparition avait frappé de terreur l’imagination de la jeune fille. À la mer, il faut voir un autre navire battu par la bourrasque pour se faire une idée de la situation précaire dans laquelle on se trouve soi-même. Gretchen quitta aussitôt la dunette pour redescendre dans la cabine avec son père, poursuivie par une double vision : celle du navire en détresse qui venait de passer devant ses yeux et le souvenir ravivé de la vallée heureuse où s’était écoulée son enfance. Ces deux images opposées luttaient dans son âme, en proie à une agitation fébrile. Enfin, vaincue par la fatigue, Gretchen s’endormit. La vision terrible s’effaça peu à peu ; il ne resta plus que celle de la petite prairie émaillée de fleurs, où retentissait comme un chant d’oiseau cette douce parole :
Bist du, o Schöne, mir entflohn…