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votre vie à son inanité. Cependant une conduite froide, décente, mesurée, est un trésor capital pour une femme, et vous possédez ce trésor. »

« A miss Wooler, 30 janvier 1846… Vous me demandez (à propos de Branwell) si je ne pense pas que les hommes sont des êtres étranges ? — Très étranges certainement. J’ai souvent pensé et je pense encore que la manière dont on les élève est bizarre ; ils ne sont pas suffisamment garantis contre les tentations. Les filles sont protégées comme si elles étaient quelque chose de tout à fait fragile et de tout à fait niais, et les garçons au contraire sont lâchés dans le monde comme si, de tous les êtres qui existent, ils étaient les plus sages et les moins capables de s’égarer… J’éprouve toujours une vive satisfaction à apprendre que vous vous trouvez heureuse, parce que cela prouve que, même dans ce monde, il y a une justice distributive. Vous avez travaillé durement, vous vous êtes privée de tout plaisir, presque de toute distraction dans votre jeunesse et dans le printemps de votre vie ; aujourd’hui vous êtes libre, et vous avez encore devant vous, je l’espère, bien des années de vigueur et de santé, pendant lesquelles vous pourrez jouir de la liberté. En outre j’ai un autre motif, et très égoïste celui-là, pour être ravie de votre bonheur : il me semble que même une femme seule peut être heureuse aussi bien que des femmes adorées et des mères orgueilleuses. Aujourd’hui je médite beaucoup sur l’existence des femmes non mariées et qui ne seront jamais mariées, et je suis arrivée à considérer qu’il n’y a pas de caractère dans le monde plus respectable que celui d’une femme non mariée qui fait son voyage dans la vie tranquillement, avec persévérance, sans l’appui d’un mari ou d’un frère, et qui, ayant atteint l’âge de quarante-cinq ans ou plus, garde à son service un esprit bien réglé, une disposition à jouir des simples plaisirs, assez de force pour supporter les peines inévitables, assez de sympathie pour compatir aux souffrances des autres, et de bonne volonté pour soulager les besoins dans la mesure de sa fortune. »

« 10 juillet 1846 Je vois que vous êtes engagée dans un dilemme d’une nature particulière et difficile ; deux routes sont devant vous. Vous souhaitez en conscience choisir la bonne, quand bien même elle serait la plus escarpée et la plus rude ; mais vous ne savez pas quelle est la bonne. Vous ne pouvez décider si le devoir et la religion vous commandent d’aller seule et sans amis dans le monde, de gagner votre vie par le travail de gouvernante, ou bien s’ils vous ordonnent de continuer à rester près de votre vieille mère, de négliger pour le présent toute perspective d’indépendance personnelle, et de supporter des ennuis journaliers, quelquefois même des privations. Je conçois qu’il vous soit presque impossible de décider cette question ; aussi je la déciderai pour vous. La bonne voie est celle qui nécessite le plus grand sacrifice d’intérêt personnel, qui implique la plus grande somme de bien fait aux autres, et cette route, nettement suivie, vous conduira, je le crois, avec le temps, à la prospérité et au bonheur, quoique d’abord elle semble vous en éloigner. Votre mère est vieille et infirme ; les personnes vieilles et infirmes ont peu de ressources pour être heureuses, beaucoup moins encore que né peuvent le concevoir ceux qui sont relativement jeunes et en bonne santé ; les priver d’une de ces ressources est cruel. Si votre mère est plus heureuse lorsque vous êtes avec elle, restez avec