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partie exempt de ce défaut ; il y a plus d’air et de lumière, les personnages sont plus nombreux, et l’attention est ainsi mieux partagée. Toutefois, malgré ce mérite particulier, Shirley est loin d’avoir l’importance des deux autres romans. Il ne contient que la vie impersonnelle de Charlotte ; les deux autres racontent sa vie réelle et ses secrets intimes. Comme conception et pensée, Shirley est un livre inférieur aux deux autres, mais il les surpasse tous deux peut-être par l’abondance, la variété et la beauté des détails. Il y a là des pages d’une éloquence amère, des dessins à la plume d’une précision vraiment admirable. Citons particulièrement les portraits des deux vieilles filles miss Mann et miss Aynslie dans le chapitre intitulé : Old Maids. Les cinq ou six pages où l’auteur raconte la visite de Caroline Helstone aux deux vieilles filles, et les réflexions par lesquelles il résume les impressions de la jeune femme ont pu être égalées dans la littérature anglaise ; mais, à mon avis, elles n’ont pas été dépassées. Cela contracte le cœur, le serre douloureusement comme dans un étau glacé, et le pénètre comme le tranchant du froid acier. Ce chapitre est beau comme une pensée de La Rochefoucauld, comme une page amère de Fielding.

Mais de ces trois livres, le plus incontestablement beau est celui qui relève de la seule imagination de l’auteur, c’est Jane Eyre. Malgré le succès immense de ce livre, j’ose dire qu’il n’est pas estimé à sa véritable valeur. Peu m’importent certains détails trop évidemment artificiels, certaines inventions mélodramatiques, certaines combinaisons trop romanesques. Les histoires sentimentales dont Cervantes et Lesage parsèment leurs chefs-d’œuvre, ne sont pas non plus de bien belles inventions ; il y a dans certaines comédies de Molière, du raisonnable Molière, notamment dans l’Avare, certaines péripéties et certains dénoûmens qui dépassent en invraisemblance romanesque les pires invraisemblances que l’on ait reprochées à l’auteur de Jane Eyre. Toute fiction véritable, et Jane Eyre est une fiction, traîne après elle un bagage d’aventures inutiles, de péripéties absurdes, qui sont la défroque, la vieille garde-robe, les scories de l’imagination de l’écrivain. Ces invraisemblances sont d’ailleurs, à mon sens, beaucoup mieux motivées qu’on ne veut bien l’accorder. Ainsi l’incendie du château et la cécité de M. Rochester ont très bien leur raison d’être. Maintenant les effets mélodramatiques abondent, dit-on. Cela est vrai, mais sont-ils puissans, et dénotent-ils une imagination vigoureuse et sensée ? Supposez le mystère de la folle et ses visites nocturnes employées comme moyen dramatique par le premier écrivain venu ; Jane Eyre touchera par un côté aux romans d’Anne Radcliffe. Et qui oserait dire qu’il en est ainsi ? Qui oserait dire qu’il n’a pas ressenti le frisson de