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Voici une bonne observation d’Augustin Thierry sur les manifestations de principes qui échappaient, comme par intermittences, de nos anciens états-généraux : « Quoique rarement assemblés, dit-il, quoique sans action régulière sur le gouvernement, les états ont joué un rôle considérable comme organes de l’opinion publique, et leurs cahiers furent la source des grandes ordonnances et des améliorations qui s’ensuivirent. » À quoi l’on pourrait ajouter peut-être qu’il n’y a rien à regretter à cette marche. Si ces grandes assemblées, renouvelant des essais déjà tentés, avaient pris dès-lors un état fixe, tous les privilèges, qui étaient alors la forme de la liberté, s’y seraient fixés en même temps, et c’est ce que la destinée spéciale de notre pays ne voulait pas. Son esprit, n’étant retenu dans aucun lien, ni exploité par aucune caste féodale ou bourgeoise, planait, pour ainsi dire, sur la décomposition progressive des institutions sorties de la barbarie, et agissait par une force en quelque sorte abstraite, mettant toujours, quand il se pouvait, une raison à la place d’un antécédent.

Comme notre collection de mémoires donne l’expression du caractère moral de la France du moyen âge, nos états-généraux donnent celle de ses idées politiques. Nulle autre nation ne peut s’honorer de deux pareilles sources d’informations ; cela parle plus haut que les fabliaux et les poèmes. Nos états-généraux ont cela de particulier, qu’ils ne s’assemblent point seulement pour défendre les privilèges des grands ou le pécule de la bourgeoisie ; dans les plus importantes de leurs réunions, on voit dominer aussitôt les idées générales sur toutes les choses de l’état. Le vote de l’impôt est aussi d’ordinaire, il est vrai, l’occasion qui les assemble, le but assigné, l’arme dont on se sert ; mais bientôt l’utilité vulgaire tombe à la seconde place, et d’autres idées plus hautes, plus désintéressées, et quelquefois d’une portée immense, envahissent les esprits et saisissent les passions. Déjà la première de ces assemblées avait eu pour objet l’indépendance de l’état vis-à-vis de l’autorité pontificale, la distinction entre la religion et la théocratie, principe vital du monde moderne, qui impliquait les droits de la raison et tout l’avenir intellectuel de l’Europe. Dans les suivantes, la même généralité de vues s’applique aux réformes intérieures ; la noblesse oublie un moment ses griefs sur la chasse ou l’arrière-ban, le tiers-état sa boutique et ses métiers, pour traiter du gouvernement, de la religion, de la justice et des pauvres : c’est déjà le programme de tout ce qui nous occupe le plus aujourd’hui. En 1355, les états tentent des nouveautés hardies en politique, en administration, en économie publique ; ils veulent la périodicité des assemblées, l’abolition des commissions judiciaires, la suppression des monopoles, la formation