Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/645

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et dans ses défaillances c’est le sentiment seul de sa durée et de son identité qui peut lui rendre la force morale. Si les Anglais ont sur nous un avantage, c’est celui-là : ils n’ont jamais renié ni calomnié leurs ancêtres ; ils ne cherchent point dans leur passé, avec une érudition hostile, ce qui divise et ce qui humilie. Au contraire, fiers d’une tradition moins riche que la nôtre, ils la font sans cesse retentir avec orgueil ; ils n’ont point la ridicule vanité de n’être quelque chose que d’hier ; ils portent leur passé tout entier, laissant tomber ce que le temps consume, mais conservant avec un soin filial ce qui est commun à leurs âges successifs et ce qui fait le fond et la permanence de leur existence nationale. C’est le secret de leur puissance, et c’est le défaut contraire qui nous fait heurter sans cesse contre des écueils. L’histoire doit toute la vérité sans doute ; mais par là même elle doit relever le bien avec autant d’amour au moins que le mal. Pourquoi cette prédilection pour les tableaux sombres et ces récriminations amères contre les morts ? Si nous avions vécu dans ces temps difficiles, aurions-nous mieux fait que les autres ? Aurions-nous d’un mot fait jaillir la lumière, créé en un jour l’administration, la police, les chemins, le commerce, et tous ces perfectionnemens arrachés à la rigueur des circonstances par plusieurs générations d’hommes grands et laborieux qui ont défriché péniblement ce que nous cultivons à notre aise ? Puis, à tout prendre, sommes-nous plus progressifs qu’eux ? Ajoutons-nous à l’héritage qu’ils nous ont laissé plus qu’ils n’ont ajouté à celui qu’ils recevaient ? Un jour peut-être, il viendra d’autres critiques qui fouilleront aussi dans nos tombes avec inimitié ; seront-ils embarrassés pour y trouver l’effrayant résidu des vices, des misères et des lâchetés de notre temps ? Et pour nous arrêter à l’objet particulier de ce travail, avons-nous le droit d’être si sévères sur le fait de la liberté, et de reprocher à nos pères de n’avoir point su fonder des institutions libres, nous qui, les tenant dans la main, les avons laissé glisser misérablement, sans doute parce que, dirait le seigneur de La Roche, « nous les jugions plus hautes que nous-mêmes ? »


LOUIS BINAUT.