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le chemin de la porte, elle essaie de le retenir. Il ne lui plaît pas d’être obéie si vite. Elle subit, humble et suppliante, son inflexible persiflage, et n’obtient pas même, au prix de tant de lâcheté, qu’il demeure quelques instans de plus auprès d’elle. Belinda, qui tout à l’heure savourait les angoisses de son amie, fait à ce sujet sur elle-même un retour malheureusement passager. — Oui, se dit-elle, il la quitte ainsi que je l’ai voulu ; mais cette dureté, cet abandon si facile, preuves d’amour qu’il me donne aujourd’hui, demain peut-être j’en serai victime à mon tour.

Comme on peut bien le penser, nous ne voulons pas promener le lecteur dans le dédale toujours très compliqué d’une comédie anglaise d’il y a deux siècles. À celle-ci, que demandons-nous ? Le portrait de Rochester par Etheredge ; encore n’avons-nous que celui de l’homme à bonnes fortunes, non celui du courtisan, non celui du poète satirique, non celui du philosophe désenchanté que nous rencontrerons successivement dans cette étude, car il s’agit ici d’une nature singulièrement douée, singulièrement féconde en contrastes et en contradictions. Quelques mots encore de Dorimant, et nous revenons à Rochester.

Délivré de mistress Loveit et à peine possesseur de Belinda, l’intrépide roué, croit avoir bon marché d’Harriet Woodvil, dont il connaît le secret penchant, dont la complicité l’encourage, et qu’il traite en jolie « pecque de province, » comme disait Bussy. Sous le faux nom qu’il a pris, il a su mériter les bonnes grâces de lady Woodvil, qui prend au mot ses beaux et sages discours, ses anathèmes contre la jeunesse dorée du temps, et l’animosité toute particulière qu’il a vouée à ce « Dorimant, » la terreur des bonnes mères et des gens raisonnables. Harriet ne peut s’empêcher de sourire aux progrès qu’en si peu de temps notre dangereux hypocrite a faits dans la faveur maternelle. Elle y voit pour elle autant de gages du pardon qu’elle devra solliciter plus tard, si elle se décide enfin à écouter les vœux de Dorimant. En attendant, elle sait à merveille le tenir à distance, alors que la complicité des personnes chez lesquelles ils se sont rencontrés lui ménage un tête-à-tête avec le redouté séducteur. Feinte douceur, humilité suppliante, modestes approches, flatteries adroites, viennent échouer devant le ferme bon sens de la jeune provinciale. Ce qui lui manque en fait d’expérience, elle le rachète par une ferme volonté de ne souffrir que des vœux légitimes. Aussi finit-elle, après maint combat, par rester maîtresse du champ de bataille. Il faut croire d’ailleurs que sa grosse dot, ses belles propriétés du Hampshire, lui viennent un peu en aide. Etheredge écarte cette idée, mais le mariage du vrai Dorimant va nous prouver qu’en ce temps-là, comme aujourd’hui, lorsqu’il s’agissait de nœuds éternels, ces vulgaires considérations étaient fort de mise.