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d’oublier même l’espérance que j’avais conçue de vivre auprès de vous, j’essaierai de me montrer docile. Je me livrerai seule au tourment de mes souvenirs, sans vous donner le chagrin de vous rappeler qu’il y a au monde une pauvre créature comme votre humble et fidèle servante. »


Veut-on savoir maintenant sur quel ton Rochester répondait à ces touchantes effusions d’une vaine tendresse ? La même liasse de manuscrits nous fournit là-dessus des renseignemens authentiques. Les lettres de Rochester sont tout ce qu’on peut attendre de ce mari peu édifiant. On n’y voit guère que prétextes plus ou moins variés, plus ou moins vraisemblables, colorant des absences presque continuelles ; de temps en temps, quelques boutades caractéristiques, dont voici quelques échantillons :

« De notre, tonneau, chez mistress Fourcard, ce 18 octobre.

« Ma femme, — notre panse est le siége de coliques assez cruelles, et nous nous trouvons en ce moment alité, ce qui ne nous permet point de t’écrire en termes dignes de toi ou de nous. Nous te demandons en conséquence d’accueillir en toute bonté cette épître, tant bien que mal façonnée, souhaitant de plus que tu présentes nos meilleurs complimens à lady Anne Tartelette, notre unique fille, et d’ici à des temps meilleurs, l’unique héritière de nos vertus. À ceci, pour le quart d’heure, se borneront nos firmans, et telles sont les volontés que nous confions à tes soins et diligences…

« Je suis parti en vrai bandit, sans prendre congé de vous, ma chère femme. C’est là un procédé discourtois dont un homme bien appris devrait rougir. Je vous ai laissée en proie à vos chimères, en pleines mères et belles-mères, ce qui ne vous consolera guère[1] ; mais l’heure de la délivrance sonnera, et jusqu’alors puisse ma mère vous épargner ! Je vous livre donc l’une à l’autre, femme à femme, épouse à mère, dans l’espérance d’une glorieuse et prochaine réapparition. J’ai envoyé à mistress R…, pour votre compte, tout ce que j’avais d’économies à votre service. D’ici à huit ou dix jours, vous recevrez de nouveaux fonds. Écrivez, je vous prie, à votre Rochester aussi fréquemment que cela vous sera possible. Rappelez-moi au souvenir de Nan et de milord Wilmot[2]. Il faut aussi me mettre à la disposition de mes cousines. Si j’entends dire que ma cousine Ellen doive abdiquer sa couronne virginale, je prétends assister à la cérémonie… Excusez auprès de ma mère mes fâcheuses façons d’agir, et mon papier, plus fâcheux encore. Les unes et l’autre sont ce qu’il y a de mieux pour le siècle où nous vivons et l’endroit d’où je vous écris[3]. »


Pour en finir avec ce côté de la vie que nous esquissons, écoutons Rochester prêchant son fils unique, ce lord Wilmot dont il vient d’être question, et qui devait lui survivre quelques mois à peine.

  1. Nous avons tâché de rendre jusqu’à ces rimes burlesques : I have left you to your imaginations, amongst my relations, the worst of damnations…
  2. Ses deux enfans.
  3. Ms. add. Brit. Mus., 4162, art. 74.