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subir mille dissertations sur les produits de Sèvres, sans pouvoir ramener la conversation sur le compte de M. T… — Encore un maniaque ! pensais-je ; mais en restant dans la ville, j’avais pris une dose de patience, et j’écoutai attentivement en apparence cette nouvelle dissertation. Au bout de deux heures, à force de jeter des bâtons dans la conversation du vieillard, j’arrachai quelques lambeaux sur la vie de M. T…, et j’appris qu’il avait publié jadis une brochure si étrange sur sa galerie, que sa famille s’en était émue et avait manifesté l’intention de le faire interdire, se fondant sur certains passages bizarres de cette brochure. — Rien n’est plus tristement intéressant, dis-je, qu’une interdiction. C’est une question qui me préoccupe beaucoup.

— Monsieur est avocat ? demanda le vieillard.

— Pas précisément, j’ai étudié le droit, et entre beaucoup de questions légales, celle-ci, à mon sens, est une des plus graves. Je serais fort curieux de lire cette brochure.

— Il n’y a peut-être pas dans la ville cinq personnes qui aient conservé cet imprimé. Pour moi, homme d’ordre, je l’ai rangée dans ma bibliothèque, et je comprends maintenant pourquoi M. T… ne vous l’a pas offerte : c’est que sous le coup de cette interdiction et en connaissant le but, il aura détruit le restant des exemplaires.

— Vous croyez ?

— Certainement ; les parens seuls l’auront conservée.

— Ayant étudié profondément la question de l’interdiction, je vous avoue que je suis très curieux de lire cette brochure. Je connais l’état d’esprit de M. T… Rien dans ses idées, dans sa conversation, n’annonce un dérangement des facultés mentales ; mais l’écriture mène souvent un homme dans des sentiers capricieux, et j’aurais voulu voir si, la plume à la main, M. T… n’offrait pas de prise à ses adversaires.

Malgré ma curiosité bien évidente, le vieillard ne semblait pas disposé à me communiquer le catalogue précieux, et je n’osai lui en faire une proposition plus directe, lorsque heureusement pour moi mon interlocuteur se prononça vivement contre M. T…, en prétendant qu’il se faisait fort de faire prononcer l’interdiction rien qu’en lisant deux lignes du catalogue devant le tribunal. Par instinct, je combattis poliment cette affirmation, et je pris le parti de M. T… La discussion s’échauffa peu à peu ; mais les argumens sans preuves ne suffisaient pas. — Il est onze heures, dit le vieillard ; si vous aviez une demi-heure à me donner, je demeure à quatre pas d’ici, et je vous prouverais, pièces en main, que j’ai raison.

— Je vous donne toute la nuit, monsieur ! m’écriai-je, enthousiasmé d’être enfin sur la piste.