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Ursule était elle-même un témoignage vivant des vertus singulières propres aux femmes gypsies. À l’âge de vingt-deux ans, elle avait déjà été mariée deux fois. « Lorsque j’eus dix-sept ans, dit-elle à Lavengro, Lancelot Lovell me fit une offre de mariage, et nous nous mariâmes à la façon gypsy, c’est-à-dire en nous donnant la main droite et en promettant d’être fidèles l’un à l’autre. Nous vécûmes ainsi deux ans, voyageant quelquefois seuls, quelquefois avec nos parens. Je devins grosse deux fois et je fis deux fausses couches, malheur que j’attribue en partie à la fatigue que j’éprouvais à courir les campagnes pour dire la bonne aventure, et en partie aux coups de pied et de poing que mon cher Lancelot m’administrait chaque soir, si je rentrais sous la tente avec moins de cinq shillings. » Au bout de deux ans, Lancelot vola et vendit le cheval d’un fermier, il fut pris et condamné à être transporté. Ursule demanda à le voir, et lui porta un beau gâteau dans l’intérieur duquel était renfermée soigneusement une scie dont Lancelot se servit pour s’évader. Ursule perdit plusieurs jours les traces de son mari, qui, serré de près, avait été obligé de s’enfuir à toutes jambes ; enfin, au carrefour du grand chemin, elle aperçut le patteran du fugitif. — Les gypsies appellent patteran les poignées de gazon ou les branches d’arbres dont ils sèment leur route de loin en loin pour indiquer à leurs frères la direction qu’ils ont prise. — Ursule suivit donc ces indications jusqu’à un endroit où, près d’une petite auberge, elle vit un grand rassemblement de gens réunis autour d’un cadavre qu’elle reconnut pour celui de son mari. Les gypsies en général ne savent pas nager ; Lancelot, partageant cette ignorance, était tombé à l’eau et s’était noyé. « Je le regrettai vivement, ajouta Ursule, car, en dépit des coups qu’il ne me ménageait pas, il n’était pas mauvais mari. Un homme, frère, d’après la loi gypsy, a le droit de battre sa femme, ou même de l’enterrer vivante, s’il le juge convenable : je suis née gypsy, et je n’ai rien à dire contre la loi. » Ursule avait longtemps vécu dans le veuvage ; mais enfin elle s’était remariée, et remariée à l’homme le plus laid et le plus misérable de la bande.

« — Comment vous, une aussi jolie femme, mariée à ce propre à rien, à ce Sylvestre, le Lazare des gypsies, qui n’a pas un sou à lui ! s’écria Lavengro, indigné de cette révélation.

— Plus pauvre il est, frère, plus il a besoin d’une femme intelligente comme moi pour prendre soin de lui et de ses enfans. J’irai marauder, frère, si cela est nécessaire, je dirai pour lui la bonne aventure… Frère, il y a trois heures que je cause avec vous sous la haie ; je vais rejoindre mon mari. »

Dirai-je que ce singulier mélange de sentimens bas et élevés me