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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/163

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feindre de ne le pas croire. Il aimait mieux avoir affaire à Dryden qu’à un homme devant lequel une fois déjà il avait faibli. Le 21 novembre 1679, adressant copie de l’Essai sur la Satire à son ami Henry Savile, il y joint une lettre où nous relevons le passage suivant : « Le roi, qui a parcouru ce libelle, n’est pas trop mécontent de la part qui lui est faite. L’auteur est apparemment M. Dr. (Dryden), car son patron, lord M. (Mulgrave), s’y trouve loué tout au beau milieu. » Puis, dans une lettre postérieure : « Vous m’apprenez, écrit-il, que je suis tombé dans la disgrâce de certain poète jadis recommandé à mon admiration par le singulier contraste que ses talens offrent avec sa personne. Vous le savez, je suis curieux de raretés : j’estime ce poète à l’égal d’un porc qui jouerait du violon, ou d’un hibou qu’on arriverait à faire chanter le grand opéra. S’il prétend me passer, je ne dirai pas au fil, mais au dos de son esprit,… je me sens capable de lui pardonner à votre requête. Si vous ne vous souciez pas de lui, Will-le-Noir et son bâton seront chargés de lui répondre. »

Rapprochés l’un de l’autre, les deux passages que nous venons de transcrire expliquent parfaitement un incident tout à fait caractéristique. Dryden, revenant du fameux café de Will (comme qui dirait le café Procope) à sa maison de Gerard-Street le 18 décembre 1679, fut assailli par quelques malfaiteurs mercenaires au moment où il mettait le pied dans Rose-Street, et maltraité de la façon la plus grave. Dès le lendemain, la London Gazette et plusieurs autres journaux annonçaient une récompense de 50 liv. st. (1,250 fr., valant au moins ce que valent aujourd’hui 100 louis) à quiconque dénoncerait les auteurs de cette infâme attaque. Ils demeurèrent inconnus et par conséquent impunis. Personne cependant ne se trompa sur les véritables machinateurs de l’embuscade, et Rochester tout aussitôt fut désigné par la voix publique, qui lui adjoignit comme complice, — et véritablement nous croyons que ce fut à titre gratuit, — Louise de Quérouailles, plus ordinairement désignée sous le nom de « mistress Carwell » que sous le titre pompeux dont le roi l’avait décorée.

Rochester n’en continua pas moins, tête levée, sa brillante carrière. À la triste époque où il vivait, ces vengeances à couvert n’avaient rien qui déshonorât un homme, voire un gentilhomme. Kœnigsmark, de tragique mémoire, jaloux d’un rival qui lui avait enlevé la main d’une noble héritière[1], le faisait assassiner à coups de pistolet

  1. Voyez, sur le dernier des Kœnigsmark, la Revue du 15 mai 1853.