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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/305

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l’annone se transforme en un fait permanent. Désormais les captations exercées sur le peuple au moyen de ces libéralités n’exposent plus un homme aux rigueurs de la loi, et le temps est loin où Spurius Mélius les payait de sa vie. Les tribuns en usent comme d’un moyen légitime : Clodius y a recours pour obtenir l’exil de Cicéron, Jules César quand il pose, dans son premier consulat, les fondemens de sa popularité. Dès-lors l’annone cesse d’être un expédient d’administration pour devenir un instrument de politique ; ses cliens de passage sont des cliens définitifs, dont le nombre s’élève d’une manière alarmante, même pour ceux qui y cherchent un appui. Non-seulement le peuple de Rome accourt aux magasins publics, où la ration est distribuée dans des cubes de bois de troëne, mais tout ce que l’Italie renferme de gens déclassés, tous les fainéans, tous les bandits, semblent s’être donné rendez-vous dans la ville où ont lieu les distributions. En vain essaie-t-on de faire un choix parmi ces parasites, les éliminations avortent devant les fraudes et les violences. César a fixé à cent cinquante mille le chiffre des parties prenantes, Auguste à deux cent mille ; ces réformes restent une lettre morte, les charges de l’annone s’accroissent de plus en plus, et cela à un point qu’elle n’y pourrait suffire sans les libéralités particulières des empereurs.

À partir de ce temps, l’alimentation de Rome est une véritable affaire d’état ; l’activité et la spéculation commerciale en sont absentes. C’est l’état qui taxe les provinces à blé ; c’est l’état qui arme les flottes, effectue les transports, assure les dépôts, renferme, conserve et répartit les grains. L’Égypte donnera le cinquième de sa récolte, la Sicile le dixième ; les Gaules, l’île de Chypre, la Béotie, les Baléares, la Sardaigne, fourniront leur contingent. Tout retard dans l’arrivée des approvisionnemens a le caractère d’une calamité nationale ; quand les vaisseaux chargés en Égypte sont signalés sur la côte, des réjouissances et des fêtes accompagnent cet événement. On se félicite comme si on échappait à une crise. Des navires plus légers que les autres prenaient les devans et arboraient à leurs mâts un pavillon de reconnaissance. Les populations se portaient alors vers le rivage, et les administrateurs de l’annone s’empressaient d’accourir. La joie éclatait en applaudissemens quand les pilotes mettaient pied à terre sur le promontoire de Caprée ; on se rendait au temple de Minerve, où le vin maréotique coulait en l’honneur de cette heureuse navigation ; puis les bâtimens étaient dirigés les uns sur Antium, les autres sur Ostie, d’où ils remontaient le Tibre jusqu’à Rome. Que d’appareil, et en même temps que d’embarras gratuits ! Nous avons du génie romain une idée assez haute pour croire que, livré à lui-même, il eût trouvé des moyens d’approvisionnement