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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/450

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de ce genre d’établissemens publics qu’on nomme cercles ou clubs, où les hommes se réunissent entre eux, d’après certaines affinités de position, pour jouer, fumer et lire les journaux. Dans la moindre petite ville, on trouve de ces lieux quasi-publics où les hommes qui jouissent d’une certaine aisance vont passer presque toutes leurs soirées. Ils sont là dans un milieu commode, où l’absence des femmes, qui ne sauraient y pénétrer, leur permet de tout dire et de tout faire sans la moindre contrainte. Oserais-je vous dire toute ma pensée ? La vie des clubs et le cigare, qui en est le plaisir le plus délicat, me paraissent devoir être pris en grande considération par l’observateur de mœurs. À mon avis, ce sont là deux agens destructeurs de l’ancienne sociabilité française, en ce qu’ils tendent à séparer les hommes de la société des femmes, qui n’exercent presque plus d’influence sur le langage et les manières de la plus rude moitié du genre humain. Je ne veux pas médire d’un plaisir que je suis indigne de goûter, et qui est devenu presque universel en Europe ; mais je tiens seulement à constater ce fait : le triomphe du cigare dans les habitudes de la vie est un signe évident de l’affaiblissement de l’influence de la femme dans les mœurs européennes, et particulièrement dans la sociabilité française. Est-ce un bien, est-ce un mal que la propagation d’une jouissance matérielle, innocente, si vous voulez, mais égoïste et solitaire, qui s’est faite aux dépens du plaisir délicat de la conversation et des causeries intimes avec des femmes bien élevées ? Je pose la question sans la résoudre, ne voulant pas me brouiller avec la génération d’hommes positifs qui s’élève. Quoi qu’il en soit, les clubs, le cigare, la chasse et les chemins de fer font une rude concurrence aux théâtres de province. À ces causes de dépérissement des théâtres de province il faut encore ajouter, qui le croirait ? la musique.

La musique est de tous les arts celui qu’on cultive avec le plus de succès en province. Il ne s’y produit pas plus de compositeurs que de peintres ou d’écrivains originaux ; mais on y aime beaucoup la musique dramatique, particulièrement le genre de l’opéra-comique, et on commence à goûter aussi depuis quelque temps l’art plus élevé des Haydn, des Mozart et des Beethoven, des succursales du Conservatoire de Paris existent à Marseille, Toulouse, Lille, qui témoignent au moins de la bonne volonté de l’autorité pour un art éminemment pacifique et sociable. Des sociétés philharmoniques se sont établies depuis une vingtaine d’années dans presque toutes les grandes villes de France, et ces réunions d’artistes et d’amateurs de bonne volonté forment un centre d’activité qui est un palliatif, si ce n’est un remède, au fractionnement de la société, la grande plaie de la vie de province. On ne se doute pas à Paris quelle diplomatie il faut employer pour réunir dans une ville de province une cinquantaine de personnes appartenant aux différens groupes de la société. Dans cette nation démocratique ravagée par les révolutions, et qui n’est point sans doute au terme de ses vicissitudes, un homme qui s’est enrichi à vendre des sacs de charbon dédaigne de se trouver à côté de celui qui doit sa fortune à des sacs de farine ! C’est un phénomène