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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/549

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en s’efforçant même de l’établir par le raisonnement, ce qui vraiment n’est pas un paralogisme d’un médiocre ridicule.

M. Frédéric Schlegel se propose de publier un jour ses idées, mais il attend : il se trouve encore trop jeune pour cela, quoiqu’il ait au moins cinquante ans. D’ailleurs est-il parfaitement convaincu, et sa doctrine est-elle de tous points bien arrêtée? ou n’y a-t-il pas encore en lui du vieil homme, et sans hypocrisie ne se joue-t-il pas un peu de son esprit et de son instruction au service de sa cause nouvelle, comme il faisait autrefois pour une cause différente? C’est ce que je n’ai pas la prétention de décider ni même le désir de rechercher. On peut avoir très sincèrement changé d’opinion et n’avoir pas changé de nature. Sans me séduire, j’avoue que M. Frédéric Schlegel m’a beaucoup plu. Je n’ai pu voir en lui le Méphistophélès dont on avait voulu me faire peur, et j’échappai fort aisément aux pièges qu’il ne songeait pas à me tendre[1].

J’allais donc quitter Francfort pour faire le tour de l’Allemagne, quand une rencontre inattendue vint changer mes desseins.

M. Schlosser, venant d’être nommé professeur d’histoire et bibliothécaire à l’université d’Heidelberg, m’engagea à faire avec lui une excursion jusqu’à cette ville, et j’acceptai cette offre comme on accepte une partie de campagne, comme à Paris tout étranger va visiter Versailles ou Fontainebleau.

Cette petite course me fit grand plaisir. Je vis en passant Darmstadt, qui est une charmante ville avec de magnifiques jardins. Pour Heidelberg, il n’y a pas un livre de voyage sur le Rhin qui ne célèbre avec raison sa situation sur les bords du Neckar, les ruines pittoresques de son vieux château, la beauté des environs, la variété des points de vue, tour à tour les plus rians ou les plus sauvages. Mais dans une ville d’université il fallait bien voir aussi quelques professeurs. M. Schlosser m’introduisit chez son ami M. Daub, le théologien philosophe dont il m’avait fait un si grand éloge. M. Daub était un homme d’une physionomie mâle et sérieuse. Le peu qu’il me dit avait l’accent de la conviction et de la force; mais il me fut impossible d’engager avec lui une conversation régulière, car il entendait à peine le français, et il me déclara, avec une modestie admirable, que si j’étais curieux de philosophie, ce n’était pas à lui qu’il fallait m’adresser, mais au professeur de philosophie de l’université d’Heidelberg, M. Hegel. Je me souvins que devant moi ce nom avait été prononcé entre plusieurs autres par M. Schlegel avec un éloge assez médiocre, et j’hésitais si je ferais visite à celui qui le portait.

  1. M. Frédéric Schlegel a fait à Vienne des leçons sur la Philosophie de l’histoire, et d’autres sur la Philosophie de la vie, qui ne contiennent rien de fort original. Il est mort à Dresde en 1829.