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Saint-Marc est ce qu’il y a de plus original à Venise. Le palais ducal est ce qu’il y a de plus beau. Il fait face à l’ancienne bibliothèque et à la Zecca ou monnaie, admirables ouvrages de Sansovino, qui partout ailleurs absorberaient toute l’attention du spectateur, car, par le dessin général et le goût des accessoires, par l’éclat des marbres et le mérite des statues, cette façade, classique sans froideur et régulière sans monotonie, se fait sur-le-champ reconnaître pour un chef-d’œuvre du goût et de la science. Le palais ducal est conçu, lui, dans des conditions bien différentes. Je ne sais trop si l’on pourrait retrouver une règle que l’architecte ait strictement observée en le construisant, ni déduire après coup de ses beautés les plus saillantes un exemple à suivre. Certaines conditions de bon sens, qui devraient être des règles de l’art, semblent même avoir été violées par Philippe Calendario. On n’expliquerait par aucun principe admis cette suite de colonnes un peu trapues, posant sur le sol, et portant sur des arceaux de leur hauteur une galerie à jour dont les balcons découpés, les minces fuseaux, les ogives ciselées, forment une ceinture de dentelle destinée à soutenir l’énorme massif de l’étage supérieur qui se prolonge jusqu’au toit. Rarement, si ce n’est dans les fortifications, une construction quelconque présente des surfaces de maçonnerie d’une aussi grande étendue que la partie supérieure du palais du doge. On dirait la courtine unie et briquetée d’un rempart, transportée au-dessus d’un premier étage; mais c’est là qu’une couleur gaie, variée par un dessin réticulaire, allège la lourdeur apparente de la construction. Puis, au milieu de chacun des deux fronts du bâtiment, une grande fenêtre ogivale, encadrée dans une lanterne sculptée richement et fouillée avec recherche, suffit pour rompre la monotonie, tandis que le faîte est couronné d’une bordure dentelée qui cache le toit, rappelle l’ornementation des parties inférieures et rend à l’ensemble une certaine unité. En somme, la destination de l’édifice ne se comprend pas à la première vue; on ne sait à quoi il peut servir; on soupçonne très faussement qu’il doit être au dedans fort mal éclairé, et l’on se prend à craindre que le haut n’écrase le bas. Aussi certains détails de construction sont-ils cités comme de véritables témérités dans l’art de bâtir. Enfin une théorie rationnelle du monument paraîtrait fort difficile à déduire. Aussi le président De Brosses écrit-il à ses amis : « Vous connaissez de réputation le palais de Saint-Marc; c’est un vilain monsieur, s’il en fut jamais, massif, sombre et gothique, du plus méchant goût. » On jugeait ainsi alors, même quand on était un amateur très éclairé des arts, et malgré tout cela je doute qu’il y ait beaucoup d’édifices qu’on soit plus heureux d’avoir vus que le palais ducal, et qui, regardés de loin comme de près, de la terre ou de la mer, produisent un effet plus charmant.