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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/723

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placé dans un mauvais jour où on le voit mal. » Le comte Cicognara, qui a rendu aux arts tant d’utiles services, distingua sous un nuage de fumée et de poussière les traits de ce grand ouvrage, abandonné pendant des siècles par ses ignorans possesseurs. Il constata qu’il suffisait de le laver pour en faire revivre la couleur et la beauté, et proposa aux autorités de Santa-Maria-Gloriosa de l’échanger contre un tableau tout neuf. Naturellement il vit son offre acceptée avec empressement, et plaça dans la galerie nationale le plus beau tableau que j’aie vu à Venise[1]. La gravure l’a fait assez connaître pour que je me borne à dire que la couleur est de toute beauté. On croirait que le tableau sort de l’atelier du maître.

Ici le Tintoret approche de Titien. Gracieux dans son tableau du péché de nos premiers pères, heureux dans l’exécution de deux madones entourées chacune de saints ou de sénateurs vénitiens, il s’est surpassé lui-même dans la peinture d’un miracle de saint Marc, qui se précipite du ciel pour délivrer un esclave vénitien torturé par ses maîtres pour son zèle religieux. S’il en est du prix de la peinture comme du royaume du ciel, dont il est écrit : violenti rapient illud, le prix sera ravi par le Tintoret. Malheureusement la violence de son pinceau l’emporte trop souvent hors des régions de la beauté, de la vérité, de l’ordre et de la clarté. Ceci ne s’applique pas à son Miracle de saint Marc, où, sauf dans quelques parties devenues trop foncées, les grandes qualités de ce peintre extraordinaire se rencontrent toutes, séparées de tous ses défauts. Le raccourci du saint Marc à travers le ciel est admirable d’effet. Il semble lancé dans l’espace par une force égale à celle qui transporte les planètes.

On donne aussi beaucoup de louanges à un autre Miracle de saint Marc. Selon une légende populaire, l’apôtre descendit en 1341 à Venise, avec saint Nicolas et saint George, pour arrêter une inondation et calmer une tempête. Le Giorgione ne me paraît avoir nullement réussi à rendre son tableau seulement compréhensible, et le grand mérite de sa peinture m’échappe. Je ne puis rien noter ici d’éminent de Paul Véronèse, quoique le Martyre de sainte Christine et le Peuple de Misée allant au-devant de saint Nicolas ne soient pas l’œuvre d’un artiste ordinaire. Marco Basai ti a traité avec une grâce naïve et toute péruginesque la Vocation des fils de Zébédée. Palma le jeune a réussi à donner un caractère fantastique à sa Vision de l’Apocalypse, où les chevaux, y compris le cheval pâle, produisent beaucoup d’effet par leur impétueux mouvement. Dans ses Noces de Cana, grande machine assez bien remplie, le Padouan a placé une Madeleine, forte et blonde Vénitienne, qui fait penser à

  1. Notre école des Beaux-Arts en possède, je crois, une excellente copie par M. Serrur.