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ce matin sur le registre d’Astor-House. Je suis le chevalier de Roquebrune, citoyen du comté de Trois-Rivières, dans le Bas-Canada, et avocat à Montréal.

— Mon cher cousin, dit Bussy en lui serrant la main, je remercie l’heureux hasard qui nous met aujourd’hui en présence. Il y a longtemps que j’avais oublié le titre de baron et le nom de Roquebrune.

— Comment, oublié ! dit le Canadien. Roquebrune est-il un nom qu’on puisse oublier ? Nous autres gens du Canada, nous avons un souvenir plus fidèle de nos ancêtres de France.

— Excusez-moi, mon cher cousin, dit Bussy en souriant. En 92, mon grand-père, bon républicain, qui aimait fort sa patrie, sa fortune et la liberté, crut devoir, pour conserver ces trois biens si précieux, faire quelques sacrifices aux préjugés du temps. Il quitta sa baronie et le nom de Roquebrune, courut à l’ennemi avec toute la France, et devint colonel au service de la république. Après Marengo, les temps étaient plus doux, son patriotisme n’était pas suspect : il déposa les armes ; mais il ne se soucia plus d’un vieux titre et d’un vieux nom passés de mode. Toute l’armée le connaissait sous le nom du brave Bussy ; il se contenta de ce titre. Voilà pourquoi je m’appelle aujourd’hui Charles Bussy, Parisien de naissance, voyageur de profession, et propriétaire d’une forêt située je ne sais où, sur les bords du Scioto et du Red-River, je crois, vers le quarantième degré de latitude boréale.

— Pourquoi donc avez-vous écrit sur le registre : baron Bussy de Roquebrune ?

— C’est une habitude que j’ai prise dans les hôtelleries de Suisse et d’Allemagne ; cela éblouit l’hôtelier.

— Vous avez réponse à tout, dit le Canadien. Eh bien ! puisque le hasard me fait rencontrer un parent, ce qui, dans ce pays de loups et de chasseurs de dollars, est presque un ami, il faut que je lui donne un bon conseil.

— Donnez, pourvu qu’il n’engage à rien.

— C’est le sort de tous les conseils. Vous êtes nouveau venu à New-York ; fuyez les rendez-vous de miss Cora Butterfly.

— Qu’est-ce que miss Cora Butterfly ? demanda Bussy d’un air indifférent.

— C’est, répondit le Canadien, une fille charmante qui a les yeux bleus, les cheveux blonds, vingt ans, un air candide, d’admirables épaules, des dents petites et blanches comme celles d’un jeune chien, la taille ronde, les lèvres vermeilles, mille dollars de revenu, de grandes dispositions à en dépenser dix mille, et qui cherche un mari assez riche pour payer ses fantaisies et ses dentelles. En un mot, c’est la jeune dame qui vous a donné rendez-vous pour ce soir, à neuf heures, dans sa chambre.