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moi que le Scioto coule dans ces plaines, pour moi qu’il arrose le pied des collines, pour moi que les prairies sont couvertes de troupeaux, et que les bateaux portent à l’Ohio le bois, la viande, le blé, et rapportent les produits des îles ! »

À ces mots, un grognement formidable sortit de la foule et interrompit l’orateur. Heureusement Bussy était absent. Accompagné de maître Mason, il chassait tranquillement le daim à quelques lieues de Scioto-Town. Le vieux Samuel exposa longuement les prétentions de Bussy, et déclara qu’il n’avait aucun droit sur la vallée du Scioto. Il assura qu’un habile faussaire avait fabriqué ses titres de propriété et appliqué sur l’acte qu’il présentait le sceau du commissaire des terres publiques de Washington. On croit aisément ce qu’on désire. Tous les assistans étaient intéressés à la condamnation de Bussy. Personne ne s’avisa de discuter les mensonges de Butterfly. Après plusieurs discours d’une violence tout américaine, le meeting prit à l’unanimité la résolution suivante :

« Résolu que Charles Bussy, soi-disant propriétaire du sol de Scioto-Town, en réalité faussaire impudent, sera dépouillé de ses habits, plongé dans un tonneau de goudron liquide et roulé dans un amas de plumes ;

« Résolu qu’il sera chassé du comté avec défense d’y revenir, sous peine d’être pendu;

« Résolu que le meeting vote des remerciemens à M. Samuel Butterfly pour avoir rempli ses fonctions de maire avec tant de courage, et qu’il offrira une coupe d’argent en récompense à ce pieux et digne gentleman. »

Ces résolutions prises, l’assemblée se dispersa.

Bussy ne revint que le lendemain soir à Scioto-Town, suivi de son perfide avocat. En rentrant à l’hôtel Bennett, il soupa et monta dans sa chambre. Il était plein de gaieté et d’espérance de recouvrer, sinon sa forêt coupée et brûlée, du moins une magnifique indemnité. Il jeta les yeux par hasard sur le Scioto-Herald, et lut avec étonnement le compte-rendu du meeting de la veille. Le compte-rendu se terminait ainsi : « Il est probable que ce misérable faussaire n’a pas attendu le châtiment que lui réservait l’indignation publique. On croit que son avocat, maître Mason, lui a fait comprendre le danger auquel il s’exposait, et l’a conduit lui-même aux frontières du comté. De bonne foi, nous préférons ce dénoûment, car il nous répugnait de souiller nos mains du sang d’un si vil coquin. »

J’aurais peine à décrire la fureur de Bussy. Il se leva, les yeux étincelans, les poings serrés, boutonna son habit, visita les amorces de son revolver, et courut aux bureaux du journal. Certes, s’il eût rencontré l’éditeur du Scioto-Herald, ce jour eût été le dernier du malheureux journaliste. Heureusement la nuit était venue, les bu-