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musiciens familiarisés avec le génie de Weber. Et puis M. Carvalho, en appréciant mieux qu’il ne l’a fait la difficulté de son entreprise, aurait dû attendre le retour du public digne d’un pareil festin. Livrer en pâture à une cohue de vaudevillistes le poème d’un grand musicien est une faute énorme pour un administrateur qui se pique d’aimer autre chose que des Reine Topaze et des Fanchonnette.

C’est à Vienne, le 25 octobre 1823, que fut représentée pour la première fois l’Euryanthe de Weber. Le rôle important d’Euryanthe fut rempli par Mlle Sontag, de charmante et bien triste mémoire, celui d’Adolar par Haitzinger; Forti était chargé de celui de Lysiart, Mme Grünbaum, de la partie d’Églantine. Mme Schroeder-Devrient reprit plus tard ce rôle d’Euryanthe, qui fut une de ses plus belles conquêtes. Le poème sur lequel Weber a composé ce second chef-d’œuvre est d’une femme, de Mme Wilhelmine de Chezy, qui, née à Berlin en 1783, vint à Paris en 1810, attirée par Mme de Genlis, qu’elle avait connue en Allemagne. Elle y épousa en secondes noces M. de Chezy, orientaliste célèbre, alors professeur de sanscrit au Collège de France. Ce second mariage ne fut pas plus heureux que le premier. Mme de Chezy retourna en Allemagne, où elle rédigea des journaux, publia des recueils de nouvelles, et fit, pour le malheur de Weber, le libretto d’Euryanthe, qui, grâce au génie du musicien, son collaborateur, conservera son nom dans l’histoire. Telle est la toute-puissance d’un vrai poète qu’en posant le doigt sur le front d’un inconnu, il lui communique la vie éternelle. Euryanthe fut accueillie avec froideur par le public de Vienne, ce qui affligea beaucoup le pauvre Weber, qui était déjà atteint du mal dont il est mort en 1826. Le jugement sévère que Beethoven porta sur la partition d’Euryanthe en disant que « c’était une accumulation d’accords de septième diminuée » lui fut surtout très pénible. Quelques jours après la première représentation d’Euryanthe, dont les partisans de l’opéra allemand à Vienne attendaient une victoire qui pût continuer celle obtenue par le Freyschütz et contre-balancer l’influence de l’opéra italien et du génie de Rossini, Weber rendit visite à Beethoven avec sa nouvelle partition à la main. Le grand symphoniste le reçut avec bienveillance, en lui disant avec une certaine brusquerie qui lui était familière : « Ce n’est pas après la représentation, c’est avant qu’il fallait venir... Du reste, ajouta-t-il, je vous conseille de traiter votre partition d’Euryanthe comme j’ai traité celle de Fidelio, de la raccourcir au moins d’un tiers. » Schubert aussi eut des paroles amères pour Euryanthe, ce qui donna lieu à une discussion presque comique entre les deux musiciens, qui s’abreuvaient pourtant à la même source d’inspiration nationale. On ne sait pas assez avec quelle cruauté se traitent entre eux ces êtres privilégiés qui, sans l’intervention de la critique, finiraient par s’entre-dévorer. Plus le génie est grand, plus il est implacable et personnel. Comme l’amour, il est exclusif et jaloux. Weber lui-même n’avait-il pas fait dans les journaux, et sous à couvert de l’anonyme, une critique plus que sévère de la Symphonie en la mineur?

Euryanthe se releva pourtant de sa première disgrâce. On la donna à Berlin, à Dresde, à Leipzig, à Vienne même, où Mme Schroeder-Devrient la fit mieux apprécier en 1825. Enfin le peuple allemand, ce peuple de chanteurs, comme l’appelle M. Gervinus, a classé Euryanthe parmi les chefs-d’œuvre de