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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/282

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leurs questions ou d’assister à leurs leçons ; ils ne travaillaient qu’un mois avant l’examen, uniquement pour obtenir l’admittatur. Au milieu de ces élèves indisciplinables, le sage, le studieux Poggei paraissait un modèle et remportait tous les succès.

Il était loin cependant de se déclarer contraire aux opinions de ses camarades. Il disait hautement, quand il était sûr de n’être pas entendu des maîtres, que le journal de Mazzini devait être l’évangile de la jeunesse, et que le jour où les mères en feraient réciter les pages à leurs enfans en guise de prières, l’Italie existerait réellement. Il se prétendait malheureux dans sa famille à cause de son amour contrarié pour la liberté. Afin de prévenir les soupçons qu’aurait pu éveiller son intimité avec le marchesino, il se vantait de l’avoir converti à la cause nationale, ce que personne ne pouvait démentir, car jamais le jeune patricien n’eût consenti à échanger quatre paroles avec ses camarades roturiers. Poggei, que ses relations de famille l’avaient forcé d’excepter de cette proscription, lui servait d’intermédiaire ou plutôt de barrière, et l’empêchait de s’encanailler.

Dans les salons du palais Baldissero, où son père avait obtenu la faveur de l’amener quelquefois, le jeune Poggei gardait un respectueux silence. Maître passé dans l’art si difficile d’écouter, il recueillait, du moins en apparence, les moindres paroles du marquis, comme les Juifs au désert recueillaient la manne du ciel. Avec la marquise, il faisait montre d’une ferveur catholique à toute épreuve, sachant bien que c’était le meilleur moyen de lui plaire. Il avait ainsi obtenu dans cette puissante famille les bonnes grâces de tout le monde, et le jour où il quitterait l’université, il pouvait compter sur de sérieux protecteurs.

Reçu docteur in utroque, Jean-Bernard Poggei regarda autour de lui pour savoir quel rôle il devait prendre et quelle carrière embrasser. Ses hésitations, s’il en éprouva, furent de courte durée. La paix était profonde en Europe, et rien ne faisait prévoir qu’elle dût être bientôt troublée ; le plus pressé était donc de renoncer à cette phraséologie mazzinienne par laquelle il avait essayé de se faire des amis au collège. Puis, comme le culte des intérêts matériels lui semblait prendre la place des autres religions, il comprit tout ce que le barreau pouvait lui donner d’influence et d’argent, et il annonça solennellement qu’il voulait se consacrer à la défense de la veuve et de l’orphelin. Il entra donc chez un avocat vieilli dans le métier, et qui avait une fille à établir. Si laide que fût la demoiselle, — et il n’y avait là-dessus qu’une voix à Turin, — l’habile Poggei voyait dans l’éventualité d’un mariage avec elle une affaire excellente, c’est-à-dire une belle dot et la succession assez prochaine du beau-père.