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profondes racines. Voulez-vous la gloire et le pouvoir, pour faire le bien s’entend : appelez-vous monsieur million. Puisque tout prouve qu’on ne peut abattre la barrière qui sépare les riches des pauvres, les puissans des faibles, contentez-vous de la franchir pour votre compte, et sachez vous joindre au petit nombre des heureux.


Aux tentations intellectuelles Poggei ajoute habilement, en dernier lieu, celles de la matière, l’or, les splendeurs de la vie et des dignités ; il fait appel à la vanité et aux sens de Cosma Grechi. Celui-ci l’écoute absorbé, la tête entre les deux mains, et le laisse recommencer en d’autres termes. À la fin, il discute, se défend, parle de sa vertu, de son honneur… Poggei est trop fin pour s’y tromper. Il sait qu’il en est de la conscience de l’homme comme de l’honnêteté de la femme : quiconque s’éloigne aux premières paroles de tentation, sans discuter, sans en vouloir entendre davantage, est vraiment incorruptible ; mais quand on consent à écouter les argumens de l’adversaire, quand on s’abaisse à les combattre, on est vaincu d’avance, alors même qu’on souhaiterait encore de ne pas succomber.

Deux jours après cet entretien, Cosma Grechi habitait un fastueux appartement et paraissait splendidement vêtu dans les rues, à la grande surprise de ceux qui avaient remarqué sa détresse pour en gémir ou s’en moquer. En même temps le journal de Poggei publiait de brillans articles du révolutionnaire converti sur les révolutionnaires à convertir. Cette volte-face se fit du reste avec ménagement et par gradation. Grechi garda d’abord les apparences d’un libéralisme inclinant vers la gauche, et peut-être croyait-il pouvoir s’arrêter ainsi à moitié chemin de la palinodie. Ses patrons laissèrent prudemment aller les choses, et en peu de jours, excité par la polémique, par les accusations des partis, par les exigences et les reproches des moins perspicaces de ses nouveaux amis, Cosma en vint à brûler sans pudeur tout ce qu’il avait adoré. Il ne faut pas s’y tromper : s’il souffrit quelque temps, il fut bientôt sincère dans sa foi nouvelle et crut remplir un devoir. La prospérité, l’accueil qu’il recevait dans les meilleures sociétés du monde officiel, les égards dont l’entouraient, les conseils que lui demandaient presque avec déférence ceux qui sentaient avoir besoin de lui, toutes les jouissances du bien-être et de la vanité satisfaite achevèrent de le réconcilier avec lui-même. Pour prix de ses services, il obtint une place importante dans les bureaux du ministère où il figurait, quinze ans auparavant, comme l’un des plus humbles employés.

Parvenu dès lors à se refaire une position qui, si elle ne contentait pas entièrement son ambition, grandie avec sa fortune, lui permettait du moins de caresser sans folie les plus beaux rêves, Cosma