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l’excédant de la somme reçue comptant lui serait payé en nature par tous les marchands de la ville, devenus ses débiteurs, et Mehemmedda s’abandonnait naïvement à cette illusion, qu’une démarche de sa part auprès des marchands pouvait dissiper d’un instant à l’autre ; mais le vieillard, trop confiant, reculait sans cesse l’accomplissement de son projet de voyage à la ville, et Athanase se promettait bien de l’ajourner indéfiniment.

Ce qui avait amené Athanase chez Mehemmedda, c’est, je l’ai dit, l’espoir de gagner les bonnes grâces de Sarah. Toutefois le Grec était trop habile pour attaquer directement la belle veuve : il commença par vanter à la jeune mère la beauté et l’intelligence de son petit garçon. Ne fallait-il pas à cet enfant si bien doué un guide éclairé qui prît soin de sa jeunesse ? Le laisserait-on végéter dans l’ignorance et dans la grossièreté ? Ressemblerait-il aux habitans de la campagne ou à ceux de la ville ? — Sarah était ainsi amenée à comparer involontairement les rustiques populations qui l’entouraient avec la société de Constantinople, dont elle regrettait sans cesse les mœurs élégantes. Elle se demandait avec tristesse si le fils de son cher Osman était irrévocablement condamné à mener la vie d’un paysan. Athanase comprit bientôt le trouble que les éloges donnés au fils provoquaient chez la mère, et il sut l’exciter encore par d’adroites insinuations. Il saisit enfin un moment favorable pour s’offrir à élever lui-même le fils de Sarah, à orner ce jeune esprit des trésors d’instruction qu’il prétendait avoir recueillis dans le cours de son orageuse existence. Un moment interdite, Sarah ne put opposer aux ouvertures d’Athanase que de faibles objections. Elle ignorait, disait-elle, si ses parens seraient assez riches pour payer à leur juste valeur des leçons si précieuses. Athanase ne demanda pour prix de ses peines que l’amitié de la jeune veuve, et celle-ci ne répondit qu’en portant respectueusement la main du Grec à ses lèvres. Un moment déconcerté par cette naïve démonstration, Athanase se remit bien vite, et son regard s’arrêta sur Sarah avec une expression tellement protectrice et paternelle, que la pauvre femme ne put concevoir aucune défiance. S’il lui avait adressé la parole avec l’accent de la tendresse et du dévouement, la belle veuve eût pu s’alarmer ; mais du moment que l’officieux Grec prenait avec elle les manières d’un protecteur et d’un maître, quelle raison avait-elle de le redouter ?

En peu de temps, Athanase devint l’oracle de la famille. On le consultait sur toute chose, sur le moment propice aux semailles et à la récolte, sur la manière de tondre les chèvres et de soigner le bétail, sur les variations du temps, sur le prix des denrées, sur l’emploi de l’argent, sur la santé des femmes et des enfans. Toute