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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/542

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— Allons, dit-elle, qu’attendez-vous ? Est-ce donc une affaire de vie ou de mort ?

Alors la sibylle poussa un long soupir, et promenant sa main sur la table tandis qu’elle parlait : — Vous aimez, reprit-elle, et n’êtes point aimée. Entre vous et celui que vous aimez, j’aperçois une troisième personne qui vous sépare.

À ces mots, la jeune fille sembla perdre courage, et la vieille, croyant réparer le mal qu’elle venait de faire à son pauvre cœur, se mit à lui parler de lettres qui devaient arriver, que sais-je moi ? d’une somme d’argent sur laquelle reposaient certaines espérances. — De lettres ? répondit la belle enfant, je n’en attends point. Et cet argent que vous m’annoncez, d’où me viendrait-il ? Mais si, comme vous le dites, il est vrai que j’aime, je suis digne alors d’être aimée, et j’attends un cœur qui me paie de retour.

— Voyons, murmura la sorcière, si cette fois nous ne réussirons pas mieux. — Et mêlant de nouveau les cartes, elle recommença l’opération, mais avec moins de chances encore qu’au premier coup. Ce n’était plus assez pour la pauvre Lucinde de brûler seule, toute sorte de chagrins l’accablaient, et la figure intermédiaire s’était encore rapprochée de celui qu’elle aimait. La vieille allait tenter une troisième épreuve, lorsque la belle enfant, dont le sein trahissait la plus vive émotion, éclata en sanglots, et s’échappant tout éplorée, courut se réfugier dans sa chambre.

— Courez vite après Lucinde, s’écria la plus jeune sœur ; allez la consoler. — Et comme Wolfgang hésitait, comprenant qu’il n’y avait d’autre moyen de consoler la douce victime que de lui déclarer une passion qu’il ne ressentait pas : — Vous tardez, reprit Emilie ; eh bien ! allons ensemble, quoique je doute fort que ma présence lui soit agréable en ce moment.

On courut, la porte était verrouillée ; on eut beau heurter, appeler, supplier, Lucinde ne répondit pas, et Goethe, très penaud, s’esquiva lestement par l’escalier après avoir payé la vieille.

Deux jours après, il revint prendre sa leçon, et comme Lucinde n’assistait pas cette fois à la séance, il s’enquit avec empressement de son état dès que le père se fut éloigné.

— Elle est dans son lit, répondit la jeune sœur, et ne parle que de mourir. — Et là-dessus Emilie accabla Wolfgang des plus amers reproches, le traitant d’ingrat et de faux ami.

— Si coupable que je sois, reprit Goethe, je sais quelqu’un qui du moins me rendra ce témoignage que je n’ai d’aucune façon encouragé un pareil sentiment.

— Je comprends, ajouta Emilie en souriant ; mais il n’en est pas moins vrai que l’heure est venue de prendre une résolution, sans