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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/544

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l’attira sur son cœur, l’inondant de ses larmes, l’enivrant des parfums de ses longues tresses brunes qui fouettaient délicieusement sa joue, et le mettant dans cette position fort difficile et fort embarrassée que lui prédisait Emilie tout à l’heure, celle d’un homme entre deux sœurs qui se l’arrachent. À cette démonstration brûlante Goethe voulut répondre par quelques paroles de tendresse : son éloquence fut loin, par malheur, d’être au niveau d’un si bel enthousiasme. Lucinde un moment le regarda en face avec calme et gravité, puis, après avoir fait quelques pas dans la chambre, elle se laissa tomber sur le sofa. Emilie essaya de s’approcher d’elle, mais pour se voir aussitôt repoussée avec une fureur tragique, et qui pourtant, grâce à la vérité de la passion, n’avait rien en soi de théâtral. — Encore si c’était le premier cœur que tu me voles ! s’écria Lucinde, tournée vers sa sœur, qui subissait avec embarras ce torrent d’imprécations ; mais non, il en a été de même avec l’autre, qui a fini, lui aussi, par se fiancer à toi sous mes yeux. J’ai vu le manège perfide, je l’ai supporté, et Dieu seul sait combien de larmes il m’a coûtées. Un autre se présente, et tu recommences, mais sans pour cela vouloir lâcher l’absent, car il t’en faut plus d’un, à ce qu’il paraît. Ma nature, à moi, est ouverte et bonne, et comme on me connaît dès l’abord, on me néglige, tandis que toi, sournoise et fausse, les gens prennent pour des trésors tout ce que tu leur caches. Mais qu’y a-t-il derrière tout cela, sinon un cœur froid, desséché, misérable, sacrifiant tout à son égoïsme, un cœur que nul ne connaît, car il se dérobe au fond de ta poitrine, tandis que moi, aimante et loyale, j’ai mon cœur sur la main, et chacun peut le voir comme mon visage ?

Emilie d’abord garda le silence, puis, voyant sa sœur s’échauffer de plus en plus, essaya de la contenir, et n’y parvenant pas, elle faisait à Goethe de petits signes par derrière pour l’engager à se retirer, car il lui déplaisait d’entendre se prolonger la confidence ; mais la jalousie a des yeux de lynx. Lucinde, à qui rien n’avait échappé, se leva et vint à Goethe. — Je sais, dit-elle, que vous êtes désormais perdu pour moi, et je renonce à votre cœur ; mais toi non plus, tu ne l’auras pas, chère sœur !

À ces mots, elle saisit Wolfgang par la tête, et après avoir appliqué plusieurs fois ses lèvres sur les lèvres du jeune homme comme pour les marquer fatalement d’un sceau indélébile :

— Malheur, s’écria-t-elle d’un air d’Hécate triomphante, malheur, et pour jamais, et pour toujours, sur celle qui, la première après moi, touchera ces lèvres ! Essaie, Emilie, de renouer avec lui maintenant que le ciel a entendu mon imprécation, car il l’a entendue, je le sens, et l’exaucera. Quant à vous, monsieur, vous êtes libre, allez où bon vous semble.