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lamentable à contempler avec ses murailles déchaussées, ses tombes qui s’effondrent, ses croix de bois perdues dans les broussailles. La révolution et la guerre ont passé par-là : sur cet aimable sol de Théocrite et de Gessner, les Cosaques sont venus camper, les pieds dans le sang ; puis, la tourmente finie, on a tant bien que mal réparé le dégât. Le cabinet d’étude du pasteur, un moment changé en écurie, a recouvré son ancienne destination, et vous pouvez voir encore la chambre où fut le clavecin de Frédérique, ce joli meuble en bois de rose où tous les deux recouraient par momens : il jetait la rime, elle improvisait l’air, et les chansons leur venaient aux lèvres comme les baisers.

Vous retrouverez le banc de pierre tel qu’il était il y a quatre-vingts ans et plus, comme aussi le bosquet de jasmin dont il est tant question dans les mémoires. Quant aux bois entourant le village, ils se sont, le temps et la guerre aidant, fort éclaircis, et certains sites que Goethe se complaît à décrire ont totalement disparu. Le Friederiken’s-Ruk subsiste pourtant, cette jolie retraite de verdure de l’autre côté de la chaussée de Drusenheim, où l’aimable enfant allait s’asseoir un livre à la main pendant les heures de solitude, mais combien amoindri et dévasté ! Au petit bois à peine quelques arbres ont survécu ; ces ondoyantes et riches frondaisons qui servaient d’encadrement aux tableaux si variés que de chaque banc l’œil apercevait sont tombées sous la cognée du bûcheron, et le paysage est devenu un champ de blé. C’est à cette place, d’où la vue s’étendait sur les îles boisées du Rhin et le magnifique panorama des Vosges, qu’elle s’assit rougissante et troublée auprès de Goethe, lorsqu’il lui apparut pour la première fois sous son déguisement ; c’est à cette place que leurs mains se rencontrèrent et qu’ils se dirent qu’ils s’aimaient !

À Niederbronn, petite ville de bains en Alsace, vivait encore il y a quelques années « mamsell’ Brion, » cette Sophie dont nous avons parlé tout à l’heure, la plus jeune des quatre sœurs. O ravages du temps ! Si vous l’aviez vue en 1841, courbée, chevrotante, parcheminée, la jolie espiègle de dix-sept ans qui, sans y prendre garde, et tout en courant à tort et à travers, était venue donner de la tête contre cette idylle ! Sa demeure, quoique très modeste, était propre et bien tenue : deux ou trois volumes sur la table, un vieux dressoir à vaisselle d’étain reluisant comme de l’argenterie, quelques chaises de paille, et dans l’embrasure de la croisée, un rouet faisant vis-à-vis au fauteuil, puis contre la muraille le coucou traditionnel. Elle avait lu Poésie et Vérité, et connaissait à fond tout ce qu’avait écrit Goethe sur sa sœur et sur sa famille. Seulement elle ne se souvenait point qu’entre Wolfgang et Frédérique il eût jamais été question de fiançailles. « Goethe, disait-elle, avait le teint pâle avec des yeux