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sa jeunesse, sans en vouloir à personne du sacrifice dont elle souffrait, car elle savait au fond de ce cœur qu’elle gardait à Goethe, elle savait, la douce et miséricordieuse enfant, que son amant n’était ni un traître ni un parjure vulgaire, et que les circonstances seules l’avaient condamné à renoncer à tout ce qui eût jamais fait son bonheur et sa joie en ce monde. Aussi ce nom de Frédérique brille comme une étoile blanche et pure au ciel de la vie du poète, et dans le chœur flottant et voilé des pâles victimes de l’amour je ne sais pas de figure plus charmante et plus digne de pitié, car elle eut, cette humble et simple fillette de campagne, le singulier courage de lire au fond du cœur de celui qu’elle aimait, et de se dire, après en avoir reconnu les instincts et les aspirations, qu’elle n’était point faite pour enchaîner le héros qui l’avait, hélas ! si inconsidérément affolée. Dut son cœur se briser, il fallait avant tout pourvoir au plus important, qui n’était ni son bonheur, ni sa satisfaction à elle, pauvre et timide colombe sacrifiée à la gloire du jeune aigle : elle s’immola donc, elle dit adieu à celui à qui peut-être elle avait révélé la poésie, et dont elle allait conserver dans son cœur la chère image, éternellement jeune. Et cet amour, qui lui avait donné des forces pour son sacrifice, projeta sur le reste de son existence je ne sais quelle sérénité rayonnante, quel air de douce et calme transfiguration. Goethe, de son côté, voué à cet ineffaçable souvenir, devait partout le reproduire. La Marie de Gœtz de Berlickingen, la Claire d’Egmont, la Gretchen, idéales incarnations de Frédérique ! Et quand, au dénoûment de la seconde partie de son poème, Goethe, voulant sauver l’âme de Faust, évoque une des pénitentes du chœur mystique (una pœnitentium), cette âme adorable qui sollicite la grâce du bien-aimé et l’aide à franchir les degrés de la divine échelle, c’est encore la tendre et compatissante Frédérique.

Il y a de ces âmes bonnes, pieuses, résignées, dont la vie tout entière s’écoule à racheter les misères d’autrui. Cet être généreux, expiatoire, rédempteur, Goethe le rencontra dans l’humble fille du pasteur Brion, et qui sait ce qu’à cet heureux du monde, à ce génie, à ce titan, les larmes et l’amour de l’innocente et faible créature auront valu de grâces ? Figure riante et sympathique, vous la voyez toujours, avec ses beaux yeux bleus qui respirent l’intelligence, son chapeau de paille à son bras, ses riches tresses nattées autour de son gracieux front : pas une ride au portrait, pas une ombre déplaisante. Elle ressemble à ces jeunes filles mortes dans la fleur de la beauté, et dont l’image revit en nous aussi fraîche que la rose de mai.


HENRI BLAZE DE BURY.