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change de nom, change de vie, et se fait instituteur populaire pour reprendre par le commencement la révolution qui vient d’avorter entre ses mains. Malheureusement cet instituteur populaire, encore dévoré de rancunes, n’a pas le calme nécessaire pour remplir sa tâche. Aujourd’hui M. Berthold Auerbach est simplement un prédicateur de morale, il ne s’occupe pas de révolutions, il veut seulement consoler ce peuple qui souffre et lui montrer qu’il a en lui-même des révolutions à accomplir, des vices à extirper, des vertus à féconder. Une fois les réformes intérieures conduites à bien, les révolutions légitimes se font d’elles-mêmes. L’épigraphe du livre de M. Berthold Auerbach pourrait être cette belle formule que Saint-Martin emprunte à Angélus Silesius : « Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien. »

Qu’on se rappelle les entretiens du comte Lucanor et de son sage conseiller Patronio ; c’est un des plus charmans chefs-d’œuvre de la littérature espagnole. Le livre de M. Auerbach n’est pas sans analogie avec l’ouvrage de l’infant don Juan Manuel. Seulement nous ne sommes plus au moyen âge ; ce n’est plus un comte qui est le personnage principal ; le seigneur dont il s’agit de faire l’éducation, c’est le seigneur tout le monde, herr omnes, comme disait Luther, et le sage conseiller Patronio s’appelle tout simplement le compère. La scène est au village. Il y a là un brave homme qui a beaucoup vu, beaucoup réfléchi, et qui s’est formé une philosophie pratique d’une saveur originale. Êtes-vous inquiet, chagrin, mécontent de vous-même, allez consulter le compère. On l’appelle ainsi, parce qu’il est le parrain des bonnes pensées. Bien des gens qui désespéraient ont repris goût à la vie en écoutant les histoires qu’il tire de son écrin. Cet écrin si bien rempli et toujours prêt à se vider, c’est la conscience du compère et sa fidèle mémoire. Que d’histoires à émerveiller Patronio ! Il y en a de gaies, il y en a de tristes ; celles-ci sont rustiques, celles-là ont une sorte de dignité religieuse ; toutes sont bonnes à entendre dans leur simplicité. Lorsque le compère a donné ses consultations aux malheureux qui invoquent son expérience, son bonheur est de réveiller le souvenir des choses qui honorent l’humanité. Il sait aimer tout ce qui est bien, admirer tout ce qui est beau. Trop souvent on n’a de regards que pour les objets qui brillent ; on n’admire la vertu que chez le héros, la poésie que dans les œuvres consacrées. Et pourtant que de choses vraiment grandes sous la forme la plus simple ! L’existence la plus humble a des illuminations qu’un œil vulgaire n’apercevra jamais. Un poète le disait l’autre jour :

La fleur de poésie éclôt sous tous nos pas,
Mais la divine fleur, plus d’un ne la voit pas.