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XVIIe siècle, très reconnaissables, quoiqu’ils soient déguisés tantôt en bergers, tantôt en personnages grecs, romains ou assyriens. Au XVIIIe siècle l’homme de qualité, bien que son monopole soit déjà ébranlé, règne encore dans le roman ; mais à mesure que les idées d’égalité se propagent, le terrain de la littérature romanesque s’élargit de plus en plus : le grade de héros de roman devient accessible à des êtres appartenant aux conditions les plus infimes de la société, et dont le seul titre à l’intérêt est de représenter des vicissitudes, des souffrances ou des vertus humaines. La fantastique table ronde du roman à son origine, qui n’admettait que vingt-quatre héros sur le pied de l’égalité, est aujourd’hui une table immense à laquelle vient s’asseoir l’humanité tout entière, prise sous tous ses aspects et dans toutes ses conditions, de sorte qu’en considérant les deux points extrêmes de l’histoire du roman, et pour donner une idée de l’espace parcouru, on peut mettre en regard : d’un côté, les Roland, les Olivier, les Lancelot, les Tristan, les Blancheflor, les Genièvre, les Iseult, entourés de toutes les pompes, de toutes les féeries du merveilleux chevaleresque ; de l’autre, un vieux nègre, l’oncle Tom, ou une pauvre institutrice, Jane Eyre, qui ne possède pas même l’attribut jusqu’ici le plus indispensable à une héroïne de roman, celui de la beauté.


III

C’est ainsi que l’histoire de la littérature romanesque, envisagée sous son aspect le plus général, se lie étroitement à l’histoire même du genre humain. Que si on l’étudié de plus près dans les diverses périodes de son développement et dans les modifications plus intimes qu’elle subit d’âge en âge, elle nous fournit des données précieuses sur tout un ordre de faits intellectuels et moraux que l’histoire proprement dite effleure ou ignore. Quoi qu’en dise La Harpe, l’étude du roman au moyen âge offre un autre intérêt que celui qui s’attache à des questions de philologie et d’étymologie. Sans parler de ce genre d’utilité qui saute aux yeux, qu’il est puéril de méconnaître, et qui fait que le savant Daunou louait Chapelain d’avoir donné le nom de grand coutumier au roman de Lancelot du Lac, sans rappeler ce que tout le monde sait, que c’est surtout dans les romans du moyen âge qu’on peut étudier les usages de la vie publique et de la vie privée à cette époque, il y a dans cette portion de la littérature romanesque un autre intérêt essentiellement littéraire, pourvu qu’on prenne ce mot dans son acception la plus large et la plus élevée : c’est celui que Daunou ne fait qu’indiquer quand il dit que les romans goûtés par les hommes du moyen âge nous éclairent sur les