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des manoirs pour venir respirer l’air empoisonné de la cour sous les Valois, après avoir d’abord subi docilement l’influence de ce milieu corrupteur, commencent à réagir à leur tour contre une brutalité de mœurs et de langage antipathique à l’esprit féminin. Par leur ascendant, elles font pénétrer graduellement dans la littérature des habitudes de décence jusqu’alors inconnues, et dont l’excès même est un témoignage de leur pouvoir. À mesure que l’esprit de sociabilité se développe, il engendre un besoin passionné de conversation qui s’exerce sur tous les sujets et de préférence sur ceux qui semblent les plus accessibles à tout le monde, c’est-à-dire sur le cœur humain, ses passions, ses contrastes, ses problèmes, ses devoirs, ses forces, ses faiblesses. Ce goût des controverses sentimentales et métaphysiques, si répandu dans la première moitié du XVIIe siècle, est un des caractères les plus saillans de l’Astrée. Le germe en existait déjà au moyen âge dans les arrêts des cours d’amour ; mais il se manifeste dans le roman de d’Urfé sous des formes nouvelles, avec des qualités d’invention et d’exposition, avec une finesse ingénieuse, une variété d’aperçus, et parfois une profondeur, une élévation que le moyen âge ne connaissait pas, au moins dans cet ordre d’idées. C’est par-là surtout que d’Urfé captive l’imagination des hommes de son temps.

Cette subtilité délicate et pénétrante, avec laquelle l’auteur de l’Astrée analyse, fouille, creuse en tout sens la nature humaine pour en dégager les élémens les plus purs et les plus nobles, sépare profondément son ouvrage de tous les romans qui l’ont précédé. Qu’on joigne à cela un style limpide, élégant, harmonieux, offrant déjà, quinze ans avant la publication des premières lettres de Balzac, quelques-unes des principales qualités de la langue française au XVIIe siècle ; un commencement de vérité historique succédant aux anachronismes grossiers de l’Amadis ; le spectacle des beautés de la nature encadrant pour la première fois le tableau des émotions du cœur humain, et l’on comprendra l’enthousiasme avec lequel fut accueilli cet ouvrage. L’on comprendra également, qu’il mérite une assez large placé dans notre histoire littéraire, car, en se répandant parmi toutes les classes de lecteurs, il a contribué puissamment à raffiner, à purifier, à élever le goût public, et à préparer ainsi les chefs-d’œuvre qui l’ont suivi et qui l’ont fait oublier.


LOUIS DE LOMENIE.