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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/695

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des mœurs et décompose les groupes, en ne laissant subsister qu’une vaste foule. Autrefois les salons étaient des foyers où l’on se retrouvait, la politesse était le lien de ces réunions habilement formées et plus habilement dominées par la grâce ou par l’esprit. Il y avait, comme le dit La Bruyère, a la ressemblance des goûts sur ce qui regarde les mœurs, et la différence des opinions, c’est-à-dire tout ce qui fait l’homogénéité d’une réunion et ce qui l’anime par la vivacité de la conversation. Les salons étaient une puissance, car ils représentaient, sous une certaine forme, l’opinion publique telle, qu’on pouvait la concevoir alors. Aux premiers temps de la restauration, il y eut une sorte de renaissance de cette société, que l’orage avait dispersée, et qui avait hâte de se recomposer. Les hommes nouveaux qui avaient grandi trouvaient naturellement leur place dans ce monde transformé ; le goût des choses de l’esprit pénétrait partout. De là ces réunions à demi aristocratiques, politiques et littéraires, que Mme Ancelot indique plus qu’elle ne les caractérise. Cette époque, à vrai dire, a été le plus beau moment pour les salons de notre siècle. Depuis, tout a changé, et à mesure que des révolutions nouvelles sont survenues, les intérêts, les diversions de toute sorte, les habitudes nouvelles, les obligations, ont achevé de dissoudre ce qui existait de ce monde. Il y a eu des cercles, des clubs, des coteries ou des cohues, des petites bourses ou des banquets ; le salon a disparu. Il y a des réunions où l’on se coudoie sans se connaître, où l’on se voit un soir pour ne plus se rencontrer jamais. Le hasard rassemble souvent les hommes, lorsque, par aventure, il n’aura pas plu à quelque enrichi de notre temps de convier à ses festins les amis qu’il n’a jamais vus. Il ne faut pas s’y tromper, si c’est une conséquence des mœurs démocratiques, c’est aussi une diminution de ce qui fit l’ornement et même l’une des forces de la société française. Et qu’on le remarque bien en outre, c’est peut-être ce qui explique comment le ridicule n’est plus rien. Le ridicule est souvent une chose relative ; il faut une certaine finesse d’esprit pour le sentir, et il faut une certaine force sociale collective, pour en faire justice. Cette force sociale, ce juge, c’était ce qu’on nommait le monde autrefois. Les masses sont d’assez mauvaises appréciatrices. C’est le propre de l’esprit démocratique de diminuer le sentiment de ce qui est vrai et de ce qui est ridicule, comme aussi malheureusement il efface parfois toute distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal. Le succès est la seule règle, et voilà comment le ridicule ne tue plus personne ; il est des hommes qu’il fait vivre.

Le ridicule reste livré à la muse immortelle de l’ironie, qui aurait certes fort à faire, si elle voulait mener jusqu’au bout cette œuvre de correction universelle, qui est une de ses missions. Que le théâtre s’empare donc des ridicules sans compter les vices, qu’il les représente, qu’il les personnifie : il aura des types nombreux à sa, portée, il tracera des peintures saisissantes. Est-ce là le but que s’est proposé M. Camille Doucet dans sa récente comédie, jouée au Théâtre-Français sous le titre séduisant du Fruit défendu ? L’auteur s’est renfermé dans un cadre plus modeste ; il a peint des effervescences de jeune homme plutôt que des vices, des travers plutôt que des ridicules caractérisés, et il a écrit une œuvre enjouée, facile, élégante, quoique un peu dénuée de cette force comique qui fait tout revivre au théâtre. Supposez