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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/716

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car il faut bien reconnaître qu’il était un peu médisant, n’avait pas les maussades allures, le trot désagréable et menu de la médisance provinciale. Fleminges accueillit le baron avec joie ; il fit une foule de questions sur le logis qu’il venait de visiter, et voici à peu près ce qu’on lui répondit :

« Cette maison avait appartenu au marquis Olivier de Restaud. Ce marquis de Restaud, le mousquetaire dont Fleminges avait vu le portrait, eut sous la restauration à peu près toute l’élégance que comporte ce siècle-ci. Aussi Herthal ne le possédait pas souvent. Il menait grand train à Paris, dansait chez Mme la duchesse de Berri, chassait avec le roi Charles X, et faisait parler de lui par ce luxe à part, don de quelques natures privilégiées, qui s’élève à la dignité d’une faculté de l’esprit. Quoiqu’il n’eût pas le travers de vouloir suivre sur un Pégase d’amateur les hippogriffes qui portent les vrais enfans de la poésie, il aimait les lettres et les arts. Un jour il crayonna sur un album un sonnet d’une grâce singulière, tel que Boufflers aurait pu l’écrire, s’il était revenu en ce monde après s’être entretenu aux enfers avec l’auteur de Lara. Il fut lié intimement avec Géricault, qui a plus d’une fois reproduit ses traits. Enfin c’était un de ces esprits distingués qui goûtent toutes les élégances, et qui, brillans miroirs à mille facettes, attirent continuellement autour d’eux la population ailée des hommes de génie. Un beau jour, le marquis de Restaud vint ici, annonçant l’intention de consacrer quelques semaines à sa sœur. Il était charmant encore, quoique sa jeunesse, à ce qu’il prétendait, fût déjà morte et enterrée. Son regard, où la bonté faisait toujours passer un nuage devant la raillerie, peignait merveilleusement une âme où une sensibilité native luttait avec un continuel succès contre un scepticisme acquis. Eh bien ! tout à coup on remarqua d’étranges changemens chez cet aimable gentilhomme. Il ne retournait pas à Paris, ce dont nous étions fort loin de nous plaindre ; mais ce qui nous étonnait et nous désolait, il s’éloignait chaque jour davantage de sa famille et de ses amis. Bientôt on connut le mot de cette énigme : c’était la femme dont le portrait vous a frappé, la belle Julie Marguen, l’hôtesse du Grand-Chandelier. M. de Restaud était tombé sous la tyrannie de Julie. Il avait rencontré sur le seuil d’une auberge ce qu’aucun salon n’avait pu lui offrir : la maîtresse de sa vie. Le malheur voulut que le possesseur légal de cette beauté, le gros Marguen, vînt à mourir subitement ; voilà Julie qui se trouve veuve. Le marquis l’enlève à son hôtellerie, et s’établit avec elle dans la maison que vous venez de visiter. Jusqu’alors, toutes les fois qu’il était venu à Herthal, il avait demeuré chez sa sœur. Depuis la mort du vieux marquis de Restaud, le logis qui se rouvrit pour