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ma tête. Quand je me trouvai seul avec elle d’ailleurs, je ne l’appris que trop. Il paraît que je cause ici un véritable scandale. Les habituées de ma pâtissière me mordent à plus belles dents que ses brioches. Il n’y a qu’un cri : Quelle sotte et vilaine histoire ! Si encore il n’avait pas cette monstruosité d’en être amoureux ! C’est un homme qui a toujours eu des goûts dépravés, et voilà pourtant où l’immoralité peut conduire ! Jamais un homme sans mœurs n’appartiendra réellement à la bonne compagnie. — Avec un ton et un regard qui m’ont confondu, Mme de Pornais s’est félicitée de ne point m’avoir donné son cœur. Je l’ai regardée à mon tour, et j’ai eu l’extrême chevalerie de ne rien dire. Puis, ce qu’il y a de plus triste, cet orage s’est apaisé. Le baron était sérieusement parti pour la chasse, on n’attendait plus de visites. Je suis resté plus longtemps que je ne le pensais. En regagnant mon logis, assez penaud, j’ai passé devant la boutique de Lucile, qui était sur le seuil de sa porte, et, vous allez bien vous moquer de moi, j’ai éprouvé un singulier sentiment qu’à coup sûr je ne puis avouer qu’à vous.

« Imaginez-vous que j’ai trouvé quelque chose de noble et d’étrange à cette boutique. Elle me semblait comme une sorte d’intérieur à la Rembrandt, toute rayonnante d’un éclat particulier. Le soleil couchant qui passait à travers les vitres faisait un vrai trône du comptoir, et les brioches elles-mêmes, disposées en amphithéâtre sur un dressoir, me paraissaient avoir une manière de dignité. Elles me rappelaient le sénat d’un de ces royaumes fantastiques où nous introduisent les conteurs d’outre-Rhin. Et que vous dire de la beauté d’où venaient ces bizarres enchantemens ? C’était un rêve de grand peintre. Une chevelure aérienne et dorée se détachait sur son cou blanc ; les roses des voluptés ardentes étaient écrasées sur ses lèvres, et ses yeux, tout baignés de lumière bleue, témoignaient de l’idéal comme des yeux de madones ou de saintes. Je serais volontiers tombé à ses pieds. — Voilà donc, pensais-je, ce que l’on nomme mes sottes et vilaines amours !

« Et pourquoi donc, après tout, ma foi, serais-je si honteux de ma passion ? Ce Byron dont je n’ai jamais eu le travers de me moquer, ce Byron qui a vêtu son oisive et superbe tristesse comme Dieu a vêtu les lis d’une plus éclatante parure que l’habit royal de Salomon, le poète qui a pris à Mozart l’âme frémissante de son don Juan pour la mettre dans la poitrine de Lovelace n’a-t-il pas aimé à Venise une fornarina ? Je crois me rappeler son nom : elle se nommait Margarita, si je ne me trompe. Vous voyez bien que je puis aimer une pâtissière. Une pâtissière ! J’allais oublier la plus charmante sœur peut être de Lucile, Ritty Bell, cette touchante héroïne de l’un des plus beaux drames de notre temps…

«… Je l’ai compris dès la première heure où j’ai senti l’atteinte