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faveur ne laissa pas de me faire des envieux. J’avais d’ailleurs le tort d’appartenir à la classe des volontaires de la marine royale, et à ce titre il me fallait supporter les plaisanteries de tous mes compagnons. Ma docilité et l’égalité de mon caractère ne tardèrent pas cependant à changer les injustes préventions qu’on avait conçues contre moi, et je n’eus bientôt que des amis à bord.

À la hauteur du cap Finistère, nous essuyâmes un violent coup de vent. Le bâtiment fuyait vent arrière, et dans un mouvement de roulis le grand mât de hune cassa, entraînant dans sa chute la rupture du petit mât de perroquet et de la vergue du petit hunier. Nous eûmes le bonheur de ne perdre personne au milieu de ces avaries. Avant la nuit, tout était réparé : chacun avait mis la main à l’œuvre, et le capitaine lui-même, qui avait remplacé le timonier à son poste, n’avait pas un instant quitté le gouvernail. On n’eût pas si bien fait à bord d’un brick de la marine royale.

En approchant de la ligne, nous rencontrâmes les calmes habituels et des brises souvent contraires. Les efforts que nous fîmes pour serrer la côte d’Afrique furent inutiles : nous fûmes forcés de prendre la grande route, c’est-à-dire de nous porter au sud pour y chercher les vents variables. Notre traversée fut très longue, et notre capitaine aurait eu sans doute à regretter l’insuffisance de ses provisions de table, si nous n’eussions été constamment accompagnés de bancs de thons, de bonites et de dorades, qui nous offrirent une précieuse ressource sur laquelle nous n’avions pas compté.

À cette époque, on ne savait en général naviguer que sur l’estime. L’usage des chronomètres et des observations astronomiques n’était pas répandu comme il l’est aujourd’hui. On se croyait ainsi souvent très en avant, souvent très en arrière de sa véritable position. Les atterrages exigeaient donc la plus grande surveillance. Depuis plusieurs jours, nous courions sur la terre, et aucun indice ne nous en avait encore signalé la proximité, lorsqu’au milieu de la nuit on entendit la mer briser avec force sur la plage. L’inquiétude que l’on manifesta ne me parut pas réfléchie. À midi, nous avions eu une bonne latitude : nous ne pouvions donc avoir beaucoup d’incertitude sur notre position. Les vents nous donnaient d’ailleurs toute facilité pour nous éloigner de terre. Aussi jugeai-je, quoique très jeune et peu expérimenté encore, qu’on se montrait à bord du Bon-Père bien prompt à s’effrayer. Le jour, attendu avec anxiété, parut enfin. Nous vîmes une terre haute et boisée que nous reconnûmes pour le morne Sombrero, situé, par 12 degrés 35 minutes de latitude australe, à l’entrée de la baie de Saint-Philippe-de-Benguela. Les Portugais, qui possédaient cet établissement, défendaient aux navires étrangers d’y aborder. Pendant deux jours, nous prolongeâmes la côte