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charger de notre éducation, et il prit autant de peine pour former notre caractère que pour développer notre intelligence. Il nous disait que la bienveillance universelle était le premier lien et le ciment des sociétés ; il nous enseigna à regarder les besoins de tout le genre humain comme les nôtres, à contempler avec affection et estime toute face humaine comme l’œuvre de Dieu. Il nous dressa à être de pures machines à compassion, et nous rendit incapables de résister à la moindre impression que produirait sur nous la misère réelle ou fictive. En un mot, nous fûmes parfaitement instruits dans l’art de dépenser des millions avant d’apprendre le talent plus nécessaire de gagner un écu. »


On devine aisément quel fut le résultat d’une pareille éducation, surtout appliquée à une nature aimante et généreuse, à un caractère imprévoyant et irréfléchi. « Les leçons de mon père, dit encore Olivier sous le masque de l’homme noir, m’ayant ainsi purifié de toute espèce de défiance et m’ayant dépouillé du peu de malice que la nature m’avait donnée, je ressemblais assez, à ma première entrée dans ce monde affairé et plein de ruse, à ces gladiateurs que les Romains faisaient descendre sans armure dans l’amphithéâtre. » Et de fait, les première pas qu’il fit seul le montrèrent ce qu’il devait être toute sa vie, le jouet de quiconque voudrait abuser de sa confiance et de sa crédulité. Il avait dix-sept ans, les vacances venaient de finir, et il retournait pour la dernière fois à Edgeworthstown : on le laissa partir seul en lui confiant un cheval qu’il devait renvoyer par une occasion, et on le gratifia d’une guinée. Il n’avait jamais été si riche ; aussi résolut-il de voyager à petites journées, en vrai gentilhomme. La nuit venue, il n’était encore qu’à moitié route, à l’entrée de la petite ville d’Ardagh. Il arrêta le premier passant qu’il avisa, et lui demanda d’un ton important où était la meilleure auberge de l’endroit. Le passant, qui vit à qui il avait affaire, eut la malice de lui indiquer la maison du plus riche propriétaire d’Ardagh, M. Featherstone. Olivier y va tout droit ; il carillonne, il commande qu’on mène son cheval à l’écurie et qu’on en ait grand soin. Les domestiques croient voir en lui un visiteur inattendu, ils s’empressent d’exécuter ses ordres et le conduisent au salon. Le maître du logis devine dès les premiers mots la méprise du jeune homme, et découvrant en lui, grâce à ses confidences empressées, le fils d’un ancien camarade d’université, il défend qu’on le détrompe. Olivier, charmé de la tenue de la maison et de la déférence qu’on lui montre, commande un souper délicat, fait apporter du vin fin, et invite l’aubergiste supposé, sa femme et ses filles, à prendre leur part du festin. En se retirant, il recommande qu’on l’éveille et qu’on prépare un pâté chaud pour son déjeuner. Ce ne fut qu’au moment de partir, et quand il demanda la carte à payer, qu’il fut averti de